dimanche 5 novembre 2017

Quelques réflexions sur «l’affaire» Ouellette



Des entreprises, notamment dans le secteur de la construction, ont un intérêt financier à ce que l’Unité permanente anti-corruption (UPAC) et l’Autorité des marchés financiers (AMF) tempèrent leur ardeur dans leurs vérifications d’intégrité. Elles ont avantage à miner leur crédibilité, et plus particulièrement les mécanismes de surveillance que l’État québécois met en place  depuis que les journalistes d’enquête ont révélé les scandales de corruption et de collusion. Les entreprises qui peinent à obtenir ou à conserver leur attestation d’intégrité peuvent craindre les effets des projets de loi 107 (qui concerne l’UPAC) et 108 (qui concerne l’AMF), deux projets de loi qui découlent des recommandations de la Commission Charbonneau et qui sont maintenant sur la glace, en partie à cause de «l’affaire Ouellette». Ce facteur n’est pas la cause principale des attaques contre ces deux institutions. Mais il est occulté. Plus loin dans ces notes, je souligne la signification de certains faits passés inaperçus après les arrestations de Guy Ouellette et d’Annie Trudel, et qui révèlent que les motifs économiques sont bel et bien présents.

«L’ingérence politique»

Le facteur principal de la campagne de dénigrement est politique. Depuis des mois, l’opposition à l’Assemblée Nationale s’évertue à miner la confiance dans l’UPAC, et cela avec un certain succès. Les trois partis d’opposition ont développé une trame narrative qui peut se résumer ainsi :  l’UPAC ne fait pas les efforts nécessaires pour que soient accusés Jean Charest et Marc Bibeau (la preuve, c’est qu’elle ne les a toujours pas arrêtés); au contraire, l’UPAC s’en prend à des lanceurs d’alerte comme Guy Ouellette et sa partenaire Annie Trudel, lesquels se battent avec courage contre la corruption.

Invité à RDI le 30 octobre, le député Pascal Bérubé a de nouveau dénoncé «l’ingérence politique» dans l’UPAC. Invité sur le même plateau à RDI quelques minutes plus tard, j’ai publiquement demandé à M. Bérubé d’expliquer sur quoi il se basait pour formuler une telle accusation, laquelle ne peut que provoquer du cynisme. Rappelons que c’est la pression populaire qui a forcé le gouvernement libéral de Jean Charest à créer l’UPAC, en 2011, à la suite des révélations des journalistes d’enquête. Maintenant, si cet organisme voué à la lutte anti-corruption se soumet à l’influence politique des libéraux, ou pire s’il s’avère lui-même corrompu, les Québécois ne peuvent plus avoir confiance en rien et il ne vaut pas la peine de se mobiliser pour réclamer des changements. C’est un peu comme si les Italiens apprenaient que leur police anti-mafia était profondément infiltrée par la mafia. M. Bérubé n’a avancé aucune preuve pour soutenir son allégation, qui est lourde de conséquence.

Mon expérience comme journaliste d’enquête et comme enquêteur à la Commission Charbonneau m’a appris à chercher la vérité dans les faits et, justement à me méfier des allégations qui ne s’appuient pas sur des faits. Chaque fois que j’ai mené des enquêtes, j’ai commencé par dresser la chronologie des événements et le portrait des principaux acteurs. Voici donc quelques faits pour éclairer ce qu’il est convenu d’appeler «l’affaire» Ouellette. Certains sont pertinents. D’autres sont peut-être peu significatifs, mais je ne peux m’empêcher de les trouver intéressants dans le contexte.

Un coulage hors normes

Le 24 avril 2017, le Journal de Montréal et les médias du groupe Quebecor publient des documents internes de l’UPAC[1]. Aucun journaliste ne peut leur en faire le reproche. Si, travaillant dans un journal, j’avais reçu de tels documents, je les aurais certainement utilisés (bien qu’autrement). Mais ce coulage suscite une question : à quoi servait-il? Sa nature était absolument exceptionnelle. Le Journal avait obtenu les profils de Jean Charest et de Marc Bibeau dressés par les enquêteurs de l’UPAC, avec tous les détails personnels, comme la marque et l’année de leurs véhicules. Suivait une liste complète des passages de M. Charest à la douane canadienne fournie par les Services frontaliers. Plus important encore, le Journal publiait la photocopie de la déclaration de Bruno Fortier, ancien délégué du Québec à New York et témoin clé interrogé par les enquêteurs.

Ces informations très confidentielles ne révélaient aucun crime commis par MM. Charest et Bibeau. Elles ne pouvaient donc pas appuyer la thèse de cette trame narrative soulignée au début de ce texte, à savoir que ces deux amis ont commis des crimes mais que l’UPAC refuse de les arrêter car, selon ce «narrative», elle subirait l’ingérence politique du gouvernement libéral. En revanche, cette fuite avait un impact bien concret : elle semait la panique au sein de l’UPAC, un organisme qui doit compter sur la collaboration de plusieurs autres corps policiers et agences (comme les Services frontaliers). Loin de stimuler l’intensification de l’enquête sur le financement du Parti libéral, et plus précisément sur MM. Charest et Bibeau, elle risquait de la faire dérailler.

Ce coulage était une attaque frontale contre l’UPAC. Il survenait deux semaines avant la comparution de son dirigeant, le commissaire Robert Lafrenière, devant la commission de la sécurité publique, le 4 mai. Comme on pouvait s’y attendre, M. Lafrenière a été bombardé de questions sur ces fuites très embarrassantes. C’est à cette occasion qu’il a déclaré : «C’est [la fuite] un geste de déloyauté totale […] Je souhaite ardemment qu’on arrive à la conclusion et qu’on trouve le bandit qui aurait fait ça». En tant que journaliste, je salue le courage des policiers qui coulent des informations dans l’intérêt public. En ce qui me concerne, aucune information confidentielle dont j’ai pu bénéficier n’a nui à des enquêtes en cours, bien au contraire (je pense entre autres à mes enquêtes sur le ministre Alfonso Gagliano menée conjointement avec mon collègue André Cédilot). Mais le coulage de documents internes de l’enquête de l’UPAC sur le financement illégal du Parti libéral du Québec est hors norme. Dans ce cas précis, on peut comprendre la colère de M. Lafrenière, qui voyait menacée l’enquête la plus sensible menée par son organisation depuis sa création.

L’UPAC lançait donc une opération, d’abord administrative, puis criminelle, pour trouver le ou les responsables de la fuite, et éventuellement recommander des accusations d’abus de confiance et d’entrave à la justice. Le 25 octobre, coup de théâtre, elle arrêtait le député libéral Guy Ouellette. L’UPAC dit ouvertement qu’elle le soupçonne d’avoir joué un rôle dans cette fuite et laisse entendre qu’il pourrait être accusé une fois l’enquête terminée. Les enquêteurs ont également arrêté sa partenaire Annie Trudel, le temps de fouiller son sac à main. Les jours suivants, M. Ouellette et Mme Trudel faisaient des déclarations fracassantes à des journalistes, affirmant que l’UPAC les avaient arrêtés essentiellement pour deux raisons. La première : Mme Trudel, qui se dit agente de renseignement, aurait découvert un complot de corruption impliquant l’UPAC et l’Autorité des marchés financiers autour de la certification des entreprises. Selon elle, M. Ouellette s’apprêtait à révéler ce présumé complot. La deuxième raison: M. Ouellette insistait pour que l’UPAC se soumette à une norme ISO, ce que refuserait M. Lafrenière.

Un troisième personnage a fait son apparition dans cette «affaire» : l’avocat Donald Riendeau. Et c’est ici qu’apparaissent des motifs économiques dans la charge contre l’UPAC et l’AMF. Des motifs secondaires, mais qui s’ajoutent aux autres, d’ordre politique et parfois personnels.

Me Donald Riendeau

Me Riendeau dirige l’Institut de la confiance dans les organisations (ICO). Dans une lettre publiée par Le Devoir le 2 novembre, Me Riendeau indique que Mme Trudel est une collaboratrice de l’ICO. Bien que ne soutenant pas ses propos, il la félicite «de son courage de dénoncer certaines pratiques» qui auraient court à l’AMF et à l’UPAC. Il reproche ensuite à ces deux organismes d’empêcher injustement des entreprises d’obtenir des contrats publics, car ils ne leur donneraient pas la présomption d’innocence. Depuis que les scandales ont éclaté dans l’industrie de la construction, la loi oblige les entreprises à obtenir une attestation d’intégrité auprès de l’AMF si elles veulent avoir des contrats publics. L’AMF se tourne vers d’autres organismes comme l’UPAC pour compléter ses vérifications.

S’il s’avère que «l’un des actionnaires […] présente un passé douteux (par exemple la provenance d’un financement inexpliqué; plusieurs mentions lors de la commission Charbonneau; etc.)», l’UPAC peut émettre un avis défavorable et l’AMF peut refuser d’accorder l’accréditation, déplore Me Riendeau.

«Certaines firmes d’avocats rencontrent des entrepreneurs et leur disent que pour 100 000$, elles leur permettront d’obtenir leur accréditation de l’AMF», poursuit Me Riendeau. «Une chose est certaine, plusieurs professionnels en ont fait un business très lucratif et ont leurs entrées privilégiées. Certains se vantent même de pouvoir appeler quatre fois par jour les responsables de l’AMF et de l’UPAC. […] Pourquoi personne avant Annie Trudel n’a-t-il osé dénoncer ce système et ses imperfections? Parce que tous les entrepreneurs ont peur, et l’existence de leur entreprise dépend des décisions de ces quelques individus.»

Après avoir lu cette lettre, j’ai téléphoné à l’Institut de la confiance dans les organisations de Me Riendeau et j’ai demandé si cet «institut» pouvait aider une entreprise à obtenir une certification de l’AMF. La réponse a été affirmative. Autrement dit, Me Riendeau est lui-même dans le business de la certification. De sa lettre, on comprend qu’il fait campagne pour que l’AMF et l’UPAC soient moins sévères, pas seulement envers toutes les entreprises, mais vraisemblablement envers celles qu’il défend.

Depuis 2013, seulement 340 avis défavorables ont été émis parmi 4850 demandes. Seule une vingtaine d’entreprises se sont finalement vu refuser leur autorisation, a souligné le PDG de l’AMF dans La Presse du 4 novembre. «Leur rejet vient essentiellement d’infractions passées au Code criminel,  la Loi sur la concurrence ou à la Loi sur les valeurs mobilières, notamment», rapportait le journaliste Francis Vailles, dans La Presse de la veille.

Je déduis de tout cela que Me Riendeau a comme clients des entreprises dont les actionnaires ont vraisemblablement commis des infractions jugées assez importantes pour se voir refuser l’accréditation. Si tel est le cas, ce n’est évidemment pas répréhensible, les avocats étant les professionnels tout désignés pour régler des litiges. Mais il appert alors que son «institut» est en concurrence avec d’autres firmes spécialisées comme la sienne : ce n’est pas pour rien qu’il se plaint de leur présumée proximité avec l’AMF et l’UPAC. Proximité que n’aurait pas sa propre firme. Il peut difficilement accuser ces deux organismes de corruption et de collusion sans les indisposer, ce qui nuirait à son business. C’est sa collaboratrice Annie Trudel qui mène cette campagne.

Notons que Me Riendeau n’en est pas à ses premiers clients entrepreneurs. Au début des années 2000, il travaillait au sein de IVA Solutions Conseils. Il avait alors accepté un mandat d’un haut dirigeant de la compagnie Schokbéton, de la famille de Marc Bibeau, celui-là même qui est au cœur de l’enquête Machûrer de l’UPAC. Benoit Fradet, un ancien député libéral, était alors à la fois vice-président de Schokbéton et du comité exécutif de la Ville de Laval. Ce double emploi avait attiré l’attention des journalistes. M. Fradet avait requis les services de Me Riendeau pour le conseiller dans la rédaction de sa déclaration d’intérêts[2].

Dans son mémoire déposé à la Commission Charbonneau, l’Institut de la confiance dans les organisations dirigé par Me Riendeau faisait la recommandation suivante : « Les gouvernements devraient faire attention à la tentation d’adopter des lois rapidement sans en mesurer les conséquences. Pour toute future loi visant à encadrer le milieu des affaires et l’attribution de contrats, le gouvernement devrait faire une étude des impacts à court, moyen et long termes.» En revanche, l’ICO faisait pas moins de sept recommandations pour encadrer le travail des journalistes, dont «une évaluation annuelle de chaque journaliste intégrant l’intégrité dans la profession et le traitement de l’information par ses pairs»[3].

Annie Trudel

En 2010, Annie Trudel était l’adjointe administrative de Jacques Duchesneau, dirigeant de l’Unité anti-collusion (UAC)[4]. En cours de route, elle est devenue «agent de renseignement»[5]. Il est intéressant d’examiner sa crédibilité.

En juin 2012, témoignant avec M. Duchesneau et un autre enquêteur devant la Commission Charbonneau, Mme Trudel a affirmé qu’un «collaborateur» de l’UAC avait identifié deux employés de deux firmes qui étaient «soupçonnés» de recevoir une commission de 10% sur la quantité d’avenants (les fameux extras) qu’ils allaient chercher dans les contrats publics de construction[6]. L’affirmation était vague à souhait : Mme Trudel ne nommait ni ce «collaborateur», ni les deux employés en question. Sous l’insistance des commissaires, leurs noms furent divulgués le lendemain[7]. Des journalistes de La Presse vérifièrent cette histoire… et publièrent le démenti catégorique de l’entreprise qu’ils avaient pu joindre. Le responsable de l’entreprise affirmait n’avoir jamais embauché un des deux employés identifiés devant la Commission. «Il souhaite d’ailleurs que la Commission examine chaque dossier avant de conclure à l’abus», rapportaient les journalistes[8]. C’était gênant.

Mme Trudel a dit à la Commission Charbonneau qu’elle a été transférée à l’UPAC après son passage à l’UAC. On ignore comment s’est déroulé son séjour à l’UPAC et pourquoi elle n’y est pas restée. Toujours est-il que le ministre des Transports Robert Poëti lui a donné un mandat de vérification externe. Quelque temps plus tard, Mme Trudel faisait des déclarations choc. Elle et une autre employée du MTQ affirmaient que, en cours de vérification, elles avaient subi de l’obstruction de la part de la sous-ministre Dominique Savoie et que des documents avaient été détruits ou altérés. Mme Trudel soumettait en commission parlementaire une clé USB contenant des milliers de documents démontrant à son avis que Mme Savoie avait retenu des informations embarrassantes pour sa gestion. Les allégations étaient tellement graves qu’une enquête criminelle a été déclenchée et confiée à l’UPAC. Au bout de neuf mois, l’UPAC a remis ses conclusions au Directeur des poursuites criminelles et pénales. En mars 2017, le DPCP soulignait qu’il n’y avait pas matière à poursuite. Il affirmait qu’aucun faux document n’avait été produit au MTQ. La vérificatrice générale concluait également qu’il n’y avait pas eu de faute grave. Bref, les allégations explosives de Mme Trudel étaient un pétard mouillé.

Mme Trudel est soudainement réapparue dans l’actualité après l’arrestation de Guy Ouellette. Tous les deux se sont rendus dans les locaux de Cogeco le lendemain de l’arrestation, soi-disant pour se «réfugier» parce qu’ils étaient supposément sous filature, ce que l’UPAC a démenti. M. Ouellette a donné une entrevue à Bernard Drainville, qui l’a diffusée le lundi suivant sur les ondes de 98,5 FM. De son côté, Mme Trudel a donné une entrevue au Journal de Montréal. Elle a affirmé que M. Ouellette s’apprêtait à faire des révélations sur des liens troubles entre l’UPAC, l’AMF et une firme de consultants privés lorsqu’il a été arrêté.

Comme on a vu plus haut, l’UPAC fait des vérifications pour l’AMF. Mme Trudel a affirmé que l’AMF avait dirigé deux entreprises vers une firme de consultants privés, qui devait les aider à obtenir leur certification. Les frais exigés variaient selon elle entre 600 000$ et un million de dollars. Mme Trudel a évoqué un complot de collusion. Tant les dirigeants de l’AMF que de l’UPAC ont catégoriquement nié avoir dirigé des entreprises vers une ou des firmes de consultants privés. La Vérificatrice générale doit, encore une fois, enquêter sur les allégations de Mme Trudel… laquelle, apprend-on maintenant, est la collaboratrice d’une firme de consultants concurrente qui donne elle aussi des conseils en certification, l’Institut de la confiance dans les organisations de Me Donald Riendeau.

Mme Trudel a ensuite déclaré au journaliste Paul Arcand qu’elle ne faisait pas «confiance au système». Aucune institution ne prend ses allégations au sérieux, s’est-elle plainte : «Je me suis adressée au Vérificateur général, au SPVM [le Service de police de la Ville de Montréal], à la Sûreté du Québec, à l’UPAC, à la Régie du bâtiment. On a frappé à toutes les portes. C’est comme s’il y a un vide.» Tout le monde est bête… sauf Mme Trudel (et M. Ouellette). Et voilà peut-être sa motivation. Les Québécois devraient s’ouvrir les yeux et reconnaître que : 1. Tout est pourri dans le petit royaume du Québec, à commencer par l’UPAC qui n’est même pas capable de corroborer ses allégations concernant la fabrication de faux documents; 2. Mais fort heureusement on peut compter sur une formidable enquêteuse qui se bat avec courage pour brasser la cage et faire la lumière : elle-même.

Guy Ouellette

Le nom de Guy Ouellette a été prononcé à la Commission Charbonneau, mais pas à son avantage. Un de ses courriels a été déposé le 25 juin 2014 lors du témoignage de Violette Trépanier, qui a été responsable du financement au Parti libéral du Québec[9]. M. Ouellette a adressé ce courriel à Mme Trépanier le 14 août 2007 :

Bonsoir Violette,
2 choses pour toi…
La première relative à mon activité de financement du 17 septembre 2007...penses-tu qu’il soit possible d’avoir en plus des ministres Courchesne et Dupuis la ministre Julie Boulet uniquement pour le 5 à 7 sans qu’elle n’ait à prononcer de discours...mon responsable de financement m’informe que la présence de Mme Boulet en plus des deux ministres déjà annoncés pourraient faire doubler mon objectif de financement principalement au sein des firmes d’ingénieurs qui serait des plus réceptive à discuter avec Mme Boulet...tes suggestions et surtout ta réponse serait les bienvenus...50 billets de plus pour cet effort, cela pourrait être intéressant je pense...
Au plaisir, Guy Ouellette, député de Chomedey

Cette activité de financement n’a finalement pas eu lieu. Mais le courriel était pour le moins intriguant, venant d’un député qui se targuait d’être plus blanc que blanc. M. Ouellette y évoquait la possibilité de monnayer l’accès des firmes d’ingénieurs à la ministre des Transports Julie Boulet, en tablant sur le fait que ces firmes sont prêtes à donner des milliers de dollars au parti au pouvoir si elles pensent ainsi accroître leurs chances d’en gagner encore bien plus en décrochant de lucratifs mandats au MTQ.

Trois semaines avant la comparution de Mme Trépanier devant la Commission Charbonneau, soit le 5 juin 2014, des enquêteurs de l’UPAC invitaient M. Ouellette à les rencontrer. Il s’y est présenté avec un avocat. Les enquêteurs ont commencé par lui poser des questions ouvertes, lui demandant ainsi ce qu’il pensait de ces activités de financement où l’on invite des fournisseurs intéressés à avoir des contrats. M. Ouellette a répondu que, de son côté, il n’avait jamais voulu que «des entrepreneurs, des ingénieurs ou des architectes soient à mes activités». «Mes activités de financement n’étaient pas populaires auprès de ces gens-là, à cause de mon statut d’ancienne police et mon intégrité», a-t-il ajouté. Puis les enquêteurs lui ont présenté son courriel, qui contredisait directement les propos qu’il venait de tenir. Piégé, il a eu cette réaction d’une grande candeur : «C’est votre opinion que je suis moins blanc que blanc». «Je n’ai pas d’explication à vous donner, pourquoi c’est là [dans le courriel]», a-t-il ajouté, avant d’assurer qu’il n’avait jamais été question pour lui «de contourner les lois».

Ces déclarations proviennent des notes manuscrites des enquêteurs, obtenues par le journaliste Alexandre Robillard et d’abord publiées sur le site internet du Journal de Montréal le soir du 25 octobre 2017, soit le jour même de l’arrestation de M. Ouellette. L’article de M. Robillard semble être passé inaperçu, du moins auprès des nombreuses personnes (y compris des députés de l’opposition et le maire Denis Coderre) qui se sont empressés de vanter l’intégrité de M. Ouellette. Le 11 juin 2014, M. Ouellette rencontrait à nouveau les enquêteurs. Cette fois, les avocats du PLQ avaient vraisemblablement imaginé une défense à opposer à l’UPAC : M. Ouellette a soutenu lors de cette deuxième rencontre qu’il n’avait que transmis une demande du responsable de l’activité de financement, Paul Vaillancourt. «Ce ne sont pas mes paroles dans ce courriel», a-t-il affirmé aux enquêteurs. (Selon deux bonnes sources, Paul Vaillancourt, impliqué pendant des années dans les activités de financement politique, est le frère de l’ancien maire Gilles Vaillancourt, mais cela reste à vérifier avec plus de certitude.)

Mme Trépanier a réutilisé la même ligne de défense lorsqu’elle a été interrogée le 25 juin 2014 par le procureur de la Commission, Me Paul Crépeau. Elle a prétendu que M. Ouellette n’était pas d’accord avec l’idée d’inviter la ministre pour attirer des firmes d’ingénieurs. Me Crépeau ne s’est pas laissé embobiner par une interprétation du courriel aussi éloignée de la réalité :  «[…] vous dites [que] monsieur Ouellette était pas d’accord. Ce qu’il demande c’est quand même d’avoir la présence de madame Boulet pour faire doubler son objectif de financement, ‘50 billets de plus pour cet pour cet effort ça pourrait être intéressant, je pense.’ Ça, c’est les paroles de monsieur [Ouellette]…[10]»

Guy Ouellette a donc été piégé une première fois par l’UPAC. Lui qui se drapait dans la cape du blanc et preux chevalier anti-corruption s’était finalement enfargé dans des stratagèmes de financement politique respectant peut-être les dispositions légales à la lettre, mais qui se trouvaient fort bien questionnés par la Commission Charbonneau et l’UPAC.

On peut imaginer sans trop de difficulté sa colère quand il a été piégé une deuxième fois par l’UPAC, cette fois dans le cadre de l’enquête sur le coulage d’informations confidentielles. Le 25 octobre, au cours de la perquisition chez Richard Despaties, un analyste de l’UPAC congédié en octobre 2016, les enquêteurs de l’UPAC ont tendu leur fameux «appât». Comme on sait, ils lui ont envoyé un texto à partir du téléphone cellulaire de M. Despatie qu’ils venaient de saisir. Se faisant passer pour M. Despatie, ils lui fixaient un rendez-vous urgent. Lors de la conférence de presse de l’UPAC, le directeur des opérations, André Boulanger, a révélé que l’arrestation de M. Ouellette n’avait pas été planifiée pour la journée du 25 octobre. Puis il a précisé que «la réponse d’un des suspects [M. Ouellette] au scénario d’appât a été telle que nous avons largement dépassé les objectifs du déploiement du scénario. Devant cet état de fait, j’ai autorisé l’arrestation sans mandat du suspect afin d’empêcher que l’infraction se répète et afin de préserver des éléments de preuve cruciaux pour le reste de l’enquête»[11]. Comment M. Ouellette a-t-il réagi en se rendant au rendez-vous qu’il croyait avoir été fixé par M. Despaties mais en voyant plutôt les enquêteurs de l’UPAC? Probablement fort mal, à en juger ses propres déclarations à l’Assemblée Nationale. On peut croire qu’il n’a pas dit «Oui, sans problème» avec le sourire lorsque les enquêteurs lui ont demandé de leur remettre son téléphone cellulaire afin de préserver des éléments de preuve.

Le 31 octobre, tous attendaient avec impatience ces déclarations de M. Ouellette devant l’Assemblée Nationale. Avec d’autant plus d’impatience que la veille, sa partenaire Annie Trudel avait révélé qu’il s’apprêtait à révéler des informations explosives sur le complot de collusion impliquant l’UPAC, l’AMF et une firme de consultants privés autour du processus de certification des entreprises. Lui-même avait déclaré sur les ondes de 98,5 FM qu’il militait pour que l’UPAC soit assujettie à une norme ISO anticorruption. «Elle ne veut pas, c’est beaucoup trop contraignant pour elle», avait-il affirmé. «On a voulu m’écarter. Je suis le seul obstacle - comme président de la commission des institutions, et par le travail que je fais pour les citoyens du Québec -, dans le cheminement de l’adoption [du projet de loi 107] qui va faire de l’Unité anticorruption un corps de police». Projet de loi qui, selon lui, ferait que l’UPAC serait encore moins redevable aux parlementaires. (Allégation qui camoufle une ignorance du cadre juridique en place, voulant qu’un corps de police ne doit justement pas être redevable aux parlementaires, cela afin de respecter la nécessaire séparation des pouvoirs législatif et judiciaire.)

Comme des milliers de Québécois, j’attendais donc que M. Ouellette révèle devant l’Assemblée Nationale le scandale de l’année. Son entrée en matière était prometteuse : «Dans une tentative d'intimidation sans précédent, j'ai été victime d'un coup monté par l'Unité permanente anticorruption au moment même où les membres de la commission que je présidais se préparaient à entendre des témoignages des dirigeants d'organismes publics qui sont sous la compétence de la commission. Depuis les dernières semaines, des irrégularités dans l'application de certaines règles de gouvernance ont été portées à notre attention.»

Très bien, me suis-je dit, nous allons enfin savoir quel était ce coup monté, pourquoi l’UPAC voulait intimider le député Ouellette et quelles étaient ces irrégularités qui avaient été portées à son attention. M. Ouellette avait une tribune exceptionnelle pour s’exprimer. Une tribune qui lui permettait de donner tous les faits concernant cette intimidation et ces irrégularités dont il parlait, de nommer des noms, de donner des dates, de présenter des informations probantes, sans crainte d’être ensuite poursuivi en libelle car il jouissait de l’immunité parlementaire. J’ai vite déchanté et c’est à ce moment-là que mon opinion sur toute cette «affaire» a brutalement changé car, comme bien des gens, j’avais d’abord réagi avec mes émotions, outré que la police arrête un député sans même le nommer et sans dire pourquoi. Mais quand M. Ouellette a poursuivi la lecture de son discours, il a perdu pour moi toute crédibilité.

M. Ouellette a multiplié les lieux communs, se vantant d’être «un ardent défenseur de la justice sociale, des valeurs démocratiques, de la liberté d’expression et de la vérité», mais sans donner aucun fait appuyant ses allégations d’intimidation, de coup monté et d’irrégularités. S’il ne le faisait pas alors qu’il en avait la possibilité, c’est qu’il n’avait pas l’ombre d’une preuve pour soutenir ses graves allégations à l’endroit de l’UPAC. Deux heures plus tard, les dirigeants de l’UPAC, eux, donnaient le maximum d’informations qu’ils pouvaient donner aux journalistes dans le cours d’une enquête, tout en protégeant cette enquête. Ils nous apprenaient que toute leur opération avait été faite conjointement avec d’autres corps de police, avec le DPCP et en suivant l’autorisation des juges. Par prudence, ils auraient pu s’en tenir à la lecture de communiqués. Mais non, ils ont répondu sans hésiter aux questions des journalistes.

Les détracteurs de l’UPAC, dont M. Ouellette, des députés et des commentateurs, répètent depuis des mois que le commissaire Robert Lafrenière a sciemment intimidé les parlementaires en procédant à l’arrestation de l’ancienne vice-première ministre Nathalie Normandeau le jour du dépôt du budget, et peu de temps avant le renouvellement du mandat du commissaire. Ce faisant, selon cette autre trame narrative, M. Lafrenière forçait la main aux parlementaires, car il aurait été bien mal venu de refuser de le reconduire à la tête de l’UPAC, le gouvernement libéral risquant alors d’être soupçonné de l’écarter parce qu’il avait arrêté une ancienne ministre libérale. Cette énième théorie du complot, complètement tarabiscotée, s’est effritée comme un biscuit soda dans une soupe aux pois lors de la conférence de presse. M. Lafrenière a expliqué que, selon la procédure normale, le dossier d’enquête avait été soumis au DPCP avant l’arrestation de Mme Normandeau. Une fois que le DPCP avait décidé qu’il y avait matière à accusation, l’UPAC devait procéder avec diligence, car si le temps tardait, il y avait un risque de fuite et de torpiller l’opération. C’est par pure coïncidence que l’arrestation s’est déroulée le jour du budget. Eh oui, les coïncidences existent dans ce monde, mais les partisans des théories du complot n’y croient pas. Quoi qu’il en soit, si c’est cela «l’ingérence politique», «l’intimidation» et les «coups montés», les Québécois peuvent se rassurer : malgré tous les travers de leur société, ils vivent encore dans un État de droit.




[2] Le syndicat de l’information de Transcontinental c Le Groupe des journaux, Québec et Ontario, Tribunal d’arbitrage, 3 avril 2014.
[3] Institut de la confiance dans les organisations, Vers une société créatrice de confiance,  Mémoire présenté à la Commission d’enquête sur l’octroi et la gestion des contrats publics dans l’industrie de la construction, juillet 2014; https://www.ceic.gouv.qc.ca/fileadmin/Fichiers_client/centre_documentaire/Memoire_Vers_une_societe_creatrice_de_confiance.pdf
[4] Témoignage de Jacques Duchesneau, CEIC, 13 juin 2012, p. 145 ; pièce 5P-82.
[5] Témoignage d’Annie Trudel, CEIC, 18 juin 2012, p. 11.
[6] Témoignage d’Annie Trudel, CEIC, 18 juin 2012, p. 154.
[7] Témoignage de Martin Morin, CEIC, 19 juin 2012, p. 33.
[8] La Presse, 20 juin 2012, «Des spécialistes des extras à commission».
 [10] Témoignage de Violette Trépanier, CEIC, 25 juin 2014, p. 26-27.
[11] Extrait d’un verbatim approximatif de la conférence de presse de l’UPAC du mardi 31 octobre 2017.

7 commentaires:

  1. M.Noël, je viens de lire votre texte au complet. C'est un excellent résumé des FAITS, à ce qu'il me semble. J'ai été surpris et déçu moi aussi de la déclaration de M. Ouellet à l'Assemblée nationale. Par contre, l'exposé de M. Boulanger de l'UPAC m'a vraiment impressionné. Sa description détaillée des FAITS me semblait très crédible et indiscutable.
    Quant à l'intervention de Jacques Chagnon, autant elle m'avait un peu ébranlée avant la conférence de presse de l'UPAC, autant elle a suscité chez moi la même réaction que celle du ministre Moreau. J’ai bien aimé le fait qu’il a fait bande à part et qu’il a résisté à se laisser entraîner par la vague d'émotions qui a suivi l’intervention de Jacques Chagnon.
    La question demeure donc sans réponse. Qui dit VRAI ? Je ne le sais pas. Mais comme vous, je soupçonne que c’est l'UPAC…… Souhaitons en tout cas qu'on puisse le savoir bientôt ! Et merci pour avoir eu la patience de retracer et d'écrire les péripéties de "l'affaire Ouellet" !

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  2. Voilà qui met les choses au point. J'espère que ce texte sera largement lu par le public et nos élus du parlement de Québec.

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  3. Une enquête complète et rigoureuse qui met à mal nos convictions premières. Merci

    Pierre R Chantelois

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  4. M. Noël, un autre texte qui me démontre une fois de plus pourquoi j'ai toujours de l'estime pour votre rigueur! Merci pour ce texte qui replace les faits !

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  5. Avec ce qui est sorti dans les médias hier, j'ai bien hâte d'entendre la suite.

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  6. Avec ce qui est sorti dans les médias hier, j'ai bien hâte d'entendre la suite.

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