jeudi 23 novembre 2017

«L’affaire Ouellette» - suite

Un projet de loi (107) bêtement suspendu

Dans un état de panique causé par l’arrestation de son député Guy Ouellette, le gouvernement libéral a suspendu à la fin d’octobre l’adoption du projet de loi 107 touchant l’Unité permanente anticorruption (UPAC). Le premier ministre Philippe Couillard et le ministre de la Sécurité publique Martin Coiteux acceptaient d’étudier une recommandation de la Coalition avenir Québec visant à amender le projet de loi pour créer un comité de surveillance de l’UPAC. Le Parti québécois et Québec Solidaire approuvaient cette décision.

Rarement aura-t-on vu une décision aussi malvenue faire l’unanimité à l’Assemblée nationale. Toutes sortes de prémisses erronées et de fausses bonnes idées circulent à propos de l’UPAC, tantôt lancées à tort et à travers par les partis d’opposition, tantôt reprises par le Parti libéral. Résultat : un projet de loi qui renforcerait la lutte à la corruption - et directement inspiré des recommandations de la Commission Charbonneau - risque fort de ne pas être adopté avant les prochaines élections.

La fausse bonne idée du comité de surveillance

Le mardi 31 octobre, dans la foulée de l’affaire Ouellette, le chef de la CAQ, François Legault, posait la question ainsi : «M. le Président, depuis une semaine, l’Unité permanente anticorruption fait face à des allégations troublantes. Encore une fois, la confiance de la population québécoise envers ses institutions est durement ébranlée. Le premier ministre doit poser des gestes rapidement pour rétablir cette confiance. Je lui en suggère deux : premièrement, s’engager dès maintenant à ce que le prochain commissaire de l’UPAC soit élu par un vote du deux tiers de l’Assemblée nationale et, deuxièmement, mettre en place un contrepoids à l’UPAC, comme on l’a, par exemple, au service canadien de renseignement et de sécurité, qu’il connaît bien, donc un comité de surveillance.»
M. Couillard lui soulignait alors que M. Coiteux «allait déposer des amendements pour assurer la transparence et la reddition de comptes» de l’UPAC. Entre-temps, l’adoption du projet de loi 107 était suspendue (alors que les amendements pourraient faire l’objet d’un projet de loi distinct). Puis le premier ministre a ajouté qu’il trouvait que l’idée de nommer le commissaire à la lutte contre la corruption par les deux tiers de l’Assemblée nationale suscitait une «discussion intéressante».
Réglons d’abord le cas des «allégations troublantes» évoquées par M. Legault. J’ai souligné dans mon dernier blogue que tout ce dossier est justement contaminé par les allégations, les insinuations et les rumeurs. Jusqu’à preuve du contraire, les allégations de Guy Ouellette et de sa partenaire Annie Trudel ne sont que ça : des allégations. Aucun journaliste digne de ce nom n’aurait pu convaincre son rédacteur en chef de publier un article affirmant qu’il avait entendu dire que des responsables non identifiés de l’UPAC et de l’Autorité des marchés financiers (AMF) guidaient des entreprises non identifiées vers une firme de consultants non identifiée pour obtenir leur certificat d’intégrité à grands frais. Mais une simple déclaration de Guy Ouellette à cet effet a convaincu M. Couillard de demander à la Vérificatrice générale de faire enquête. «Depuis les dernières semaines, des irrégularités dans l’application de certaines règles de gouvernance ont été portées à notre attention», a dit M. Ouellette à l’Assemblée Nationale le 30 octobre, sans donner aucune précision. Quelques jours plus tard, à l’issue de sa rencontre avec les représentants de la Vérificatrice générale à propos de ces «irrégularités», il a dit qu’il fallait plutôt une enquête policière… laissant ainsi entendre que la Vérificatrice ne pourrait pas corroborer ses allégations. En attendant, tous les partis politiques s’acharnent à miner la confiance dans l’UPAC, puis déplorent ensuite que la population perd sa confiance en cette institution, dont la création, rappelons-le, est le résultat du travail acharné de journalistes d’enquête et de la mobilisation populaire.
Revenons au comité de surveillance. Aucun comité semblable n’existe pour aucun corps de police au Canada. Il en existe un pour le SCRS, mais cet organisme n’est pas un corps de police. Le passé récent démontre par ailleurs que le comité de surveillance du SCRS n’est pas une panacée. Il peut lui-même être dirigé par des individus douteux, genre Arthur Porter (un partenaire de pêche de Philippe Couillard, qui y siégeait avec lui). Comme on sait, après avoir présidé ce comité, M. Porter s’est trouvé à la tête de la plus grosse affaire de corruption dans l’histoire du Canada, celle du Centre de santé de l’Université McGill.
Des mécanismes de reddition de compte supplémentaires seraient-ils pertinents ? La réponse simple est : Non. Les enquêtes policières sont par leur nature même confidentielles. Il est inimaginable de demander aux dirigeants de l’UPAC de donner des détails sur leurs enquêtes sur tel titulaire de charge publique, fonctionnaire, maire… ou député, sans mettre en péril ces enquêtes.
L’UPAC est déjà soumise à des mécanismes de reddition de compte, mais les députés semblent ignorer les lois et règlements adoptés par leur propre assemblée législative. L’UPAC est loin d’être un organisme débridé qui peut faire tout ce qu’il veut sans rendre de comptes à personne. La Loi concernant la lutte contre la corruption (LCC) prévoit que l’UPAC doit travailler de concert avec le Directeur des poursuites criminelles et pénales (DPCP). L’article 18 stipule ceci : «Le commissaire [de l’UPAC] doit informer le directeur des poursuites criminelles et pénales dès le commencement d’une enquête pénale ou criminelle et, le cas échéant, requérir les conseils de ce dernier». L’UPAC ne peut pas enquêter sur des dossiers qui ne relèvent pas de sa compétence. L’enquête menée sur la fuite de documents internes de l’UPAC (qui a mené à l’arrestation de Guy Ouellette) prouve que l’UPAC respecte ces dispositions. Le DPCP a été informé de tout le déroulement de cette enquête (tout porte à croire qu’il l’a encadrée), laquelle a été menée non seulement par l’UPAC mais par plusieurs autres corps de police.
Cela n’empêche pas les accrocs à l’éthique. Dans un tel cas, les agents de la paix travaillant à l’UPAC (dont le commissaire) peuvent avoir à répondre aux enquêtes du Commissaire à la déontologie policière. Le premier paragraphe de la page d’accueil du Commissaire à la déontologie se lit ainsi : «Le système déontologique policier assure l'application du Code de déontologie des policiers du Québec. Ce code régit la conduite de tous les policiers, agents de protection de la faune, constables spéciaux, contrôleurs routiers et enquêteurs de l'UPAC du Québec.» (Je souligne.) Puisqu’il s’estime victime d’un «coupé monté» de l’UPAC, M. Ouellette pourrait très bien porter plainte au Commissaire à la déontologie. La Commission de la fonction publique, elle, peut enquêter sur des plaintes qui seraient formulées à l’interne, par des fonctionnaires travaillant pour l’UPAC.
Enfin, si l’UPAC se met à dilapider les fonds publics, elle peut faire l’objet d’enquêtes de la part du Vérificateur général. La Loi sur le Vérificateur général stipule qu’elle «a pour objet de favoriser, par la vérification, le contrôle parlementaire sur les fonds et autres biens publics». Ce contrôle s’étend à tout organisme qui «est institué par une loi», ce qui inclut l’UPAC (créée par la LCC).
Bref, faut-il ajouter une autre couche de reddition de comptes à celles qui sont déjà prévues avec le DPCP, le Commissaire à la déontologie policière, la Commission de la fonction publique et le Vérificateur général ? Les partis politiques présents à l’Assemblée cherchent-ils à paralyser l’UPAC ?
La fausse bonne idée d’une nomination par l’Assemblée Nationale
Tant la Coalition avenir Québec que le Parti québécois répètent à plus soif que le commissaire à l’UPAC doit être nommé aux deux tiers par l’Assemblée nationale. Le député péquiste Pascal Bérubé, leader parlementaire de l’opposition officielle, enfourche ce cheval de bataille chaque fois qu’il est question de l’UPAC. Le 24 octobre, il revenait à la charge sur ce sujet lors des audiences de la Commission des institutions (alors dirigée par Guy Ouellette) portant sur le projet de loi 107. M. Bérubé était déçu que Marie Rinfret, la Protectrice du citoyen, n’abonde pas dans le même sens que lui. Il lui disait que les dirigeants des «grandes organisations» qui «jouissent d’une indépendance totale» comme le Protecteur du citoyen sont nommés aux deux tiers par l’Assemblée nationale. « Ne croyez-vous pas, ajoutait-il, que le Commissaire de l’Unité permanente anticorruption jouirait d’une plus grande indépendance et ne prêterait pas flanc à du cynisme ou à du questionnement s’il se soumettait à un mode de nomination sans équivoque qui démontrerait qu’il est choisi par les parlementaires et non seulement par un gouvernement ?»
Mme Rinfret lui a fait une petite leçon sur le cadre juridique fort différent pour des organismes comme le sien et comme l’UPAC. Cadre juridique qui découle de la séparation des pouvoirs exécutif et judiciaire, et qui s’inscrit dans les fondements mêmes d’un régime démocratique, tel qu’élaboré il y a trois siècles par Montesquieu : «Vous avez parfaitement raison de souligner que la nomination de la fonction du Protecteur du citoyen se fait par l’Assemblée nationale, a répondu Mme Rinfret. Maintenant, mon pouvoir en est un de recommandation notamment auprès des parlementaires. Lorsqu’on réfère à l’UPAC ou au commissaire ou au DPCP, on est plus dans le volet du système judiciaire.» (Mes soulignements.) Mme Rinfret a poursuivi en rappelant qu’elle soutenait le processus de nomination prévu par le projet de loi 107 (avec un comité de sélection), car il garantit l’indépendance du commissaire. « Le choix ultime, il vous appartient, aux parlementaires, pour décider du niveau d’indépendance de cette organisation en fonction de ses pouvoirs par ailleurs qui en sont un de faire des enquêtes, de faire des recommandations au DPCP qui, lui, a le pouvoir ensuite de déposer des accusations dans le système judiciaire».
Une nomination du commissaire aux deux tiers de l’Assemblée nationale le rendrait redevable aux députés. C’est une aberration. En tant qu’institution anticorruption, l’UPAC peut être amenée à enquêter sur des membres de l’Assemblée nationale. Verra-t-on alors l’Assemblée nationale exercer un quelconque pouvoir sur une unité policière chargée d’enquêter entre autres sur ses membres ? Poser la question, c’est y répondre. Encore une fois, aucun corps de police au Canada est nommé par les deux tiers d’une Assemblée législative.
Le processus de nomination prévu par le projet de loi 107
Actuellement, la Loi concernant la lutte contre la corruption (LCC) est effectivement déficiente en ce qui concerne le processus de nomination du commissaire à l’UPAC. L’article 5 de la loi précise que «le gouvernement nomme un commissaire qui est choisi parmi une liste d’au moins trois personnes qui ont été déclarées aptes à exercer la charge par un comité de sélection formé pour la circonstance». Ce comité de sélection est lui-même formé par le gouvernement, sans aucune balise. Existe donc la possibilité que le ministre de la Sécurité publique, agissant ou non sous les instructions du premier ministre, nomme un comité de sélection complaisant afin de simplement entériner la nomination du commissaire qu’il veut voir à la tête de l’UPAC.
C’est cette déficience que vient corriger le projet de loi 107. L’article 5 est modifié pour fixer les modalités de la formation du comité de sélection : «Celui-ci est composé du sous-ministre de la Sécurité publique, du secrétaire du Conseil du trésor, d’un avocat recommandé par le Bâtonnier du Québec, d’un directeur de corps de police recommandé par le conseil d’administration de l’Association des directeurs de police du Québec et d’une personne recommandée par des organismes représentant le milieu municipal». Bref, trois des cinq membres du comité de sélection n’ont rien à voir avec le gouvernement. Ils ont l’obligation de recommander des candidats sur la base de leur compétence.
Imaginons maintenant un complot comme aiment bien en voir les députés par les temps qui courent. Disons que le premier ministre libéral veut nommer Monsieur Gnochon Dupont à la tête de l’UPAC car il est non seulement gnochon mais aussi très pro-libéral et qu’il se fermera les yeux sur la turpitude de son gouvernement. Le premier ministre devrait non seulement convaincre deux sous-ministres de lui recommander sa candidature (OK, c’est possible), mais convaincre aussi les représentants du Barreau, de l’Association des directeurs de police et du monde municipal. À moins de penser que tout le monde est facilement corruptible au Québec, ce complot n’a à peu près aucune chance d’aboutir. Le propre d’un complot, c’est d’être secret, et donc d’impliquer très peu de personnes, surtout hors du cercle restreint des comploteurs.
En revanche, la nomination par l’Assemblée nationale aboutirait à toutes sortes de tractations politiques, qu’il faut justement éviter pour la nomination du commissaire.
Le processus de nomination prévu au projet de loi 107 est le seul qui puisse garantir l’indépendance du commissaire. Le projet de loi prévoit aussi que le mandat du commissaire dure sept ans (plutôt que cinq actuellement) et qu’il ne soit pas renouvelable afin d’éviter que le commissaire se livre à des jeux de coulisse pour être reconduit dans son poste. Enfin, le commissaire ne pourrait être suspendu ou destitué selon le bon vouloir du gouvernement : en cas de faute grave, le ministre de la Justice devait avoir reçu une recommandation de la Commission de la fonction publique pour agir ainsi. Ces nouvelles dispositions, qui ont déjà cours au DPCP, font suite à la recommandation no 31 de la Commission Charbonneau, et garantissent également une indépendance accrue du commissaire.
Une des nombreuses rumeurs qui courent est à l’effet que le commissaire actuel, Robert Lafrenière, milite lui-même pour l’adoption telle quelle du projet de loi 107 car elle celui-ci lui accorderait plus d’indépendance. Outre le fait que cette énième allégation n’est supportée par aucun fait, aucune des nouvelles dispositions ne profiteraient à M. Lafrenière. Au contraire, le projet de loi prévoit que le mandat du commissaire n’est pas renouvelable. Le mandat de M. Lafrenière ne serait donc pas renouvelé.
L’extension du champ de compétence de l’UPAC
Actuellement, la Loi concernant la lutte contre la corruption limite le champ de compétence de l’UPAC aux affaires de corruption dans l’attribution de contrats publics. L’article 1 se lit ainsi : «La présente loi a pour objet de renforcer les actions de prévention et de lutte contre la corruption contractuelle dans le secteur public et de contribuer à favoriser la confiance du public dans les marchés publics. À cette fin, elle institue la charge de Commissaire à la lutte contre la corruption et établit la mission et les pouvoirs du commissaire.» Le projet de loi 107 modifie cet article par le remplacement de «en matière contractuelle dans le secteur public» par «dans le secteur public, notamment en matière contractuelle».
Cela signifie que l’UPAC pourrait enquêter sur toutes les affaires de corruption dans le secteur public, et pas seulement sur les contrats. Par exemple, elle pourrait enquêter sur des cas de hauts fonctionnaires qui auraient été nommés dans les conseils d’administration de sociétés d’État simplement parce qu’ils ont contribué à la caisse électorale du parti au pouvoir.
Lorsque j’étais journaliste à La Presse, j’avais révélé l’influence indue que l’homme d’affaires Marc Bibeau exerçait auprès du premier ministre Jean Charest. J’écrivais entre autres ceci : «Une source a indiqué à La Presse qu’un membre de l’équipe de M. Charest a déjà conseillé à Liza Frulla de prendre contact avec Marc Bibeau si elle souhaitait être nommée à un poste de responsabilité dans une société d’État. Mme Frulla, ancienne ministre libérale provinciale et ancienne députée libérale fédérale, avait perdu ses élections en 2006 comme candidate pour le Parti libéral du Canada. Elle s’était trouvée temporairement sans emploi. Choquée de se faire dire de contacter M. Bibeau, elle a refusé de faire cette démarche.»
Quelque temps plus tard, mes collègues et moi rapportions que la majorité des membres des conseils d’administration de quatre sociétés d’État avaient contribué à la caisse du Parti libéral du Québec : 17 sur 21 à Hydro-Québec, 10 sur 13 à Loto-Québec, 12 sur 16 à la Société des Alcools du Québec et 11 sur 14 à la Régie des installations olympiques.
Comme on sait, la partie la plus sensible de l’enquête Mâchurer de l’UPAC porte sur MM. Bibeau et Charest. Mais, en raison de la loi actuelle, cette enquête ne porte que sur des crimes peut-être commis dans l’octroi de contrats. Rien ne permettrait à l’UPAC, par exemple, de chercher à savoir si M. Bibeau a déjà monnayé une nomination dans une société d’État. Dans ce contexte, il est pour le moins étonnant de voir les partis d’opposition retarder l’adoption du projet de loi 107, qui permettrait à l’UPAC de mener ce type d’enquête, eux qui dénoncent l’UPAC parce que l’enquête Mâchurer n’a pas encore abouti à des accusations.
Denis Saint-Martin, professeur de science politique à l’Université de Montréal, a posé une bonne question dans une lettre publiée par La Presse le 3 novembre. Les membres de l’Assemblée nationale «exprimaient à l’unisson leur volonté de renforcer l’indépendance de l’UPAC, à l’occasion de l’étude du projet de loi 107, visant à doter l’agence de son propre corps policier», rappelait-il. Puis il ajoutait : «Il y a cependant tout un monde entre les gestes et la parole, car aussitôt que l’arrestation du député Ouellette a été annoncée, les parlementaires ont rapidement pris fait et cause pour leur collègue et contre l’UPAC. Ils ont resserré les rangs derrière l’un des leurs. Dans une rare unanimité, les élus de tous les partis ont exprimé leur méfiance, plutôt que leur confiance à l’endroit de l’UPAC. Ils politisent ainsi le travail de l’Unité et cherchent maintenant à intimider sa direction. Dans plusieurs pays en voie de développement, les agences anticorruption font régulièrement face à ce que vit présentement l’UPAC. Le Québec veut-il vraiment se joindre à ce malheureux groupe de pays mal gouvernés ?»
Remerciements : Ce texte doit beaucoup à Madame Martine Valois, professeur de droit à l’Université de Montréal, qui m’a accordé un long entretien sur le projet de loi 107.

1 commentaire:

  1. Ce texte, d'une grande rigueur, résume parfaitement la situation actuelle. Bravo!

    Hugo Roy

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