Laïcité et fleurdelisé
- Que fait la croix sur
notre drapeau?
Répondez sans tricher : 1.
Quelle figure est imprimée sur les billets de cinq dollars? 2. Quel animal est
gravé sur les pièces de deux dollars? Il y a de fortes chances que vous ne le
sachiez pas. Vous avez vu cette figure (Sir Wilfrid Laurier) et cet animal (un
ours polaire) des milliers de fois, mais vous n’y avez jamais prêté attention.
Il en va de même avec le drapeau du Québec. On le voit tellement qu’outre les
fleurs de lis, on remarque peu qu’il est surtout composé d’une grande croix chrétienne.
Le choix du fleurdelisé comme drapeau national, adopté par le premier ministre
Maurice Duplessis il y a 70 ans cette année, répondait aux pressions de l’Église
catholique. Le clergé le préférait au drapeau des Patriotes et autres pavillons
s’inspirant du tricolore français, fort populaire chez les Canadiens-français
du Québec et les Acadiens, mais dont les connotations étaient suspectes car révolutionnaires,
sinon anticléricales.
La petite histoire du fleurdelisé soulève
un paradoxe bien d’actualité. Dans son programme, la Coalition Avenir Québec
affirme que «après 10 ans de débat sur
les signes et les accommodements religieux, il est plus que temps d’agir et d’adopter
une véritable loi sur la laïcité de l’État[1]».
C’est dans cette optique que la CAQ veut promulguer l’interdiction «du port de signes religieux au personnel en
position d’autorité, ce qui inclut les enseignants», car ces signes
religieux, susceptibles d’être portés sur la tête ou au cou de ces
fonctionnaires, ne cadreraient pas avec la volonté d’affirmer la laïcité de
l’État.
Sitôt élue, la CAQ a promis de
légiférer en ce sens. Ses propositions ont l’appui d’une partie importante de
la population, de nombreux intellectuels et faiseurs d’opinion et des groupes
militant pour la laïcité. Sauf exception, la plupart d’entre eux conviennent
que le port de signes religieux n’empêche pas un ou une employée de l’État de
bien faire son travail. Mais ils plaident que les symboles ont leur importance.
L’État doit être neutre, laïc, et par conséquent ses employés, s’ils sont en
position d’autorité, ne peuvent afficher leurs croyances religieuses.
«La
question du port de symboles religieux dans la vie civique est un légitime
débat de société», écrivaient une trentaine de personnalités, dont
plusieurs membres de groupes militant pour la laïcité, dans une lettre ouverte
publiée en avril 2018[2]. «En philosophie juridique, la laïcité
consiste à évacuer complètement la présence religieuse de la sphère civique en
raison du principe de la séparation entre la religion et l’État, dans une
perspective de droits collectifs.»
On a beaucoup débattu de la place
du crucifix à l’Assemblée Nationale. Mais personne ne semble voir l’omniprésent
drapeau, qui est de loin le symbole le plus important de l’État. Tel un
étendard rappelant la présence religieuse dans notre sphère civique et
officiellement «chargé d’une croix
blanche», comme le prescrit la Loi[3], il
flotte sur tous les édifices du gouvernement du Québec. Peu habitués de voir cette
croix, les immigrants d’autres confessions la remarquent peut-être plus que les
citoyens déjà établis. En tous cas, le fleurdelisé claque au-dessus de leur
tête à côté de l’unifolié dès qu’ils sortent de l’aéroport international de
Montréal, pourtant de juridiction fédérale. Il apparaît en miniature sur tous les
documents émis par le gouvernement québécois, carte d’assurance-maladie, permis
de conduire, publications, correspondance, bordereaux de chèques, etc.
La croix a disparu des drapeaux de
la majorité des pays du monde chrétien, notamment dans presque toute l’Amérique
lorsque les colonies se sont libérées des anciennes puissances protestantes ou catholiques,
Angleterre, Espagne, Portugal, France (voir le drapeau haïtien). En Europe,
sauf exception, elle est restée sur les drapeaux de pays qui n’ont pas rompu avec
l’Église ou avec la royauté, généralement associée au pouvoir religieux. Le
premier exemple qui vient à l’esprit est l’Union Jack, alors que le chef de
l’État, Élizabeth II, est à la fois reine du Royaume-Uni et gouverneure suprême
de l’Église anglicane d’Angleterre[4]. En
Grèce, dont le drapeau arbore une croix blanche sur fond bleu comme au Québec, l’État
ne s’est pas séparé de l’Église, à tel point qu’il paie le salaire des prêtres[5]. La
Suède, le Danemark, la Norvège, qui ont leur fameuse croix scandinave sur leurs
drapeaux, sont des monarchies constitutionnelles : en vertu des règles de
succession, le monarque suédois doit obligatoirement être membre de l’Église.
Voilà donc le paradoxe québécois.
On veut bannir les signes religieux de la sphère civique pour affirmer la
laïcité de l’État, sauf le signe le plus visible (la croix) sur le symbole le plus
important (le drapeau). C’est, fait on valoir, une question de tradition. Cela pose
une question : quelles traditions au juste? Nos traditions de peuple qui
se bat pour des valeurs de liberté, d’égalité et de fraternité? Ou nos
traditions de peuple soumis aux diktats de l’Église catholique? À quelles
traditions françaises adhérons-nous? Celles des républicains laïcs, ou celles
des rois chrétiens qui se croyaient choisis par Dieu?
Le tricolore : populaire et suspect
Comme on sait, les Patriotes
brandissaient un autre drapeau, tricolore, qui s’inspirait des principes de la
révolution française de 1789[6]. En
1832, les comités régionaux de Patriotes choisissaient leurs couleurs : le
vert, le blanc et le rouge. Deux ans plus tard, ces trois couleurs, s’étendant de
haut en bas en bandes horizontales, constituaient le drapeau officiel de la
nouvelle société Saint-Jean-Baptiste de Montréal, comme le note l’histoire du
drapeau du Québec publiée chez l’Éditeur officiel :
«Ce
tricolore vert-blanc-rouge flotta sur toutes les assemblées politiques de
l’époque pré-révolutionnaire. Drapeau officiel de la rébellion armée de
1837-1838, il fut déployé au cours des combats. Il fut témoin de la victoire des
Patriotes à Saint-Denis, de leur défaite à Saint-Charles et à Saint-Eustache
(novembre 1837), aux mains des soldats réguliers britanniques. L’année
suivante, il était toujours drapeau officiel des Patriotes lors de la
proclamation de la République du Bas-Canada par Robert Nelson[7].»
En 1842, la Société Saint-Jean-Baptiste
de Québec, fondée 10 ans après celle de Montréal, arborait spontanément le
tricolore des Patriotes. Puis, quand la France s’allia à la Grande-Bretagne
dans la guerre de Crimée (1854-1856), les Canadiens français se sentirent
autorisés à agiter le tricolore français. Ils le firent en masse, et avec
passion. «D’une manière générale, on
semble unanime pour reconnaître que de 1854-1855 jusque vers les années
1903-1904, le tricolore de France tint lieu de drapeau national des Canadiens
français[8]».
Autrement dit, le tricolore (le
vert blanc rouge en bandes horizontales des Patriotes, ou le bleu blanc rouge
en bandes verticales de la République française) a été le drapeau dominant chez
les Canadiens français pour la plus grande partie du 19e siècle. Même
en 1939, un auteur notait que le tricolore était encore «arboré à profusion dans toutes nos fêtes[9]».
C’était le cas non seulement au
Québec, mais aussi en Acadie. «Le
tricolore républicain français ayant été le symbole prédominant du mouvement
nationaliste canadien français depuis le milieu du 19e siècle,
plusieurs Acadiens s’y montraient également loyaux[10]»
(traduction libre), rappelle l’historien Perry Biddiscome. Le clergé acadien, du moins son aile
réactionnaire, trouvait cette dévotion plutôt louche. Des religieux influents
manifestèrent leur irritation. Le tricolore «constituait
un symbole du républicanisme français, avec toutes ses connotations révolutionnaires
et anticléricales», souligne Biddiscome. Le Père Phileas Bourgeois,
professeur au Collège St-Joseph de Memramcook (Nouveau-Brunswick), se plaignait
que «La France de nos jours n’est pas la
France des rois chrétiens… nous voyons ses drapeaux flotter au vent du 14
juillet pour rappeler le ‘ça ira’ et la Bastille»… Un drapeau arborant une
fleur de lis fut donc hissé sur le toit du collège en remplacement du
tricolore. Selon Biddiscome, tout porte à croire que le clergé acadien
favorisait le drapeau à fleur de lis, alors que l’élite acadienne lui préférait
le tricolore. Celui-ci, orné d’une étoile jaune, finit par l’emporter au cours
de la convention nationale des Acadiens, le 15 août 1884. La foule, joyeuse,
entonna La Marseillaise.
Inquiets, le haut clergé et la
droite réactionnaire se mobilisèrent aussitôt. Puisque calqué sur le tricolore
français, le nouveau drapeau acadien fut dénoncé comme le drapeau «satanique»
de la Révolution française[11]. Il
ne fallait surtout pas qu’il devienne aussi le drapeau officiel au Québec. Le
débat s’engagea, opposant la gauche et la droite. Les attaques contre le
tricolore qui avaient émergé dans la presse canadienne française de droite allèrent
en s’intensifiant, écrit Biddiscome.
La croix et la bannière
En 1899, une coalition radicale et socialiste prenait le pouvoir en France et lançait une campagne anticléricale
qui allait mener à la séparation officielle de l’Église et de l’État six ans
plus tard. De nombreux membres du clergé canadien français faillirent
s’étouffer d’indignation. Dénigrer le tricolore avec férocité était cependant une
entreprise risquée, tellement il était populaire auprès de leurs ouailles, mais
ils cherchèrent avec une énergie renouvelée à imposer un drapeau aux couleurs
de la vieille France royaliste et catholique. En 1902, l’abbé Elphège Filiatrault
hissait sur son presbytère de Saint-Judes (Saint-Hyacinthe) un pavillon
constitué d’un «champ bleu orné de quatre
fleurs de lis et traversé d’une croix blanche[12]»
et qui est l’ancêtre de notre fleurdelisé (les différences sont mineures). Il
reçut le nom de Carillon, car une bannière semblable aurait accompagné les
troupes victorieuses du marquis de Montcalm dans la bataille du Fort de
Carillon (au sud du lac Champlain).
Le Carillon, pendant un temps orné
du Sacré-Cœur, fut béni en 1903 sous la présidence de Monseigneur L.-A. Pâquet,
protonotaire apostolique et directeur du Grand Séminaire de Québec : «pénétrez bien vos âmes des idées et des
sentiments dont il est le symbole», s’exclama-t-il. Premier
élément symbolique: «la foi
nationale, figurée par cette croix blanche que la France chrétienne, notre
ancienne mère patrie, porta si longtemps et si glorieusement à son front[13]».
En 1938, Joseph-Papin Archambault, un Jésuite qui menait une guerre
acharnée au socialisme (et plus particulièrement à la Co-Opérative Commonwealth
Federation, ancêtre du Nouveau Parti démocratique[14]) expliquait
dans un tract que la croix, «signe de
notre rédemption», avait bien sa place sur le drapeau[15]. En
1944, c’était au tour du chanoine Lionel Groulx de faire l’éloge de ce «drapeau d’azur à une croix d’argent
cantonnée de quatre fleurs de lis[16]».
Finalement, le 21 janvier 1948, le
premier ministre Maurice Duplessis décrétait l’adoption du fleurdelisé tel
qu’on le connaît aujourd’hui. L’arrêté au conseil précisait qu’il répondait «aux traditions, aux droits et aux
prérogatives de la province[17]».
Le mois suivant, Onésime Gagnon, ministre des Finances, sortait de son discours
du budget pour évoquer le premier symbole du nouveau drapeau officiel du
Québec : «La croix blanche de ce
drapeau qui remonte à l’époque des croisades (…) nous rappelle nos origines
catholiques[18]».
La fleur de lis (qui n’a pas grand
chose à voir avec la plante éponyme, constituée de six pétales de taille
identique) a elle aussi une valeur symbolique très chrétienne, rappelle
l’historien Gilles Laporte dans un texte du Mouvement national des Québécois
sur les origines du fleurdelisé : «À
la suite de Clovis, les rois de France remplacent le vieux symbole païen du
crapaud qu’on retrouvait jusque-là sur leurs armes par la fleur de lys. Cette
dernière symbolise d’abord la trinité – la trinité chrétienne, bien
sûr […]. Le lys pose aussi les fondements de l’ordre monarchique.»
Laporte cite un extrait d’une chronique de Saint-Louis, roi de France en
1230 : «Les deux feuilles pareilles [de
la fleur de lis], qui signifient la
sapience et la chevalerie, gardent et défendent la troisième feuille, qui
signifie la foi, et qui est placée plus haut au milieu des deux autres car la
foi est gouvernée et réglée par la sapience et défendue par la chevalerie. Tant
que dans le royaume de France ces trois feuilles seront unies ensemble en paix,
vigueur et bon ordre, le royaume subsistera[19].»
Cela dit, le fleurdelisé est là
pour rester. Il se classe parmi les plus beaux drapeaux en Amérique du Nord[20].
Chercher à s’en débarrasser au nom de la laïcité serait une perte de temps et
causerait une division stérile : il est trop tard pour adopter le drapeau
des Patriotes ou une variante du drapeau acadien. Mais les ardents partisans de
la laïcité devraient peut-être réfléchir au paradoxe que créerait
l’interdiction du port des signes religieux en brandissant un étendard bien catholique.
Ce bannissement risquerait lui aussi de provoquer une inutile division alors
qu’il faudrait plutôt mobiliser l’ensemble des Québécois autour de priorités
comme la protection de la langue française, la protection de notre identité
commune face à l’invasion de la culture anglo-américaine via internet et la
protection du climat.
Rappelons que la séparation de l’Église
et de l’État n’est toujours pas officiellement faite au Québec[21]. La
loi proposée par le gouvernement caquiste ne la consacrera pas. La très riche
Église catholique, assise sur de gigantesques biens immobiliers (à elles
seules, les terres du séminaire de Québec couvrent 1600 km2[22]!), ainsi
que toutes les organisations religieuses, continueront de profiter de leurs
avantages fiscaux en étant exonérées des paiements de l’impôt. Les écoles
confessionnelles continueront d’être subventionnées. Suggestion au nouveau
premier ministre, soucieux de réduire la dette publique: il y a là des millions
de dollars à aller chercher. Voilà ce que ferait un État vraiment laïc. Ce
serait un geste plus courageux et plus profitable que de s’en prendre à
quelques hijabs, dont on cherche encore en quoi ils menacent les droits
collectifs.
[1] Coalition Avenir Québec, Nos idées, Identité et culture,
site internet consulté le 5 octobe 2018
[2] Policiers et symboles religieux – une ligne à ne pas
franchir, Le Devoir, 7 avril 2018 https://www.ledevoir.com/opinion/idees/524693/policiers-et-symboles-religieux-une-ligne-a-ne-pas-franchir
[6] Jacques Archambault et Eugénie Lévesque, Le Drapeau
québécois, Éditeur officiel du Québec, Québec, 1978, p. 15.
[9] C.-J. Magnan, Le Carillon-Sacré-Cœur, Drapeau National des
Canadiens français, L’Action catholique, Québec, 1939, p. 26.
[10] Perry Biddiscome, «Le Tricolore et l’étoile» ; The
Origin of the Acadian National Flag, 1867-1912, p. 122.
[14] Joseph-Papin Archambault (1880-1966) Homme d’église,
Bilan du siècle, Site encyclopédique sur l’histoire du Québec depuis 1900
[15] Joseph-Papin Archambault, S.J., Le Drapeau
canadien-français, L’œuvre des tracts, L’Action paroissiale, Montréal, 1928, p.
5.
[16] Lionel Groulx, Le Drapeau canadien français, ce qu’il est
et pourquoi ?, éditeur : l’abbé Pierre Gravel, Montréal, 1944, p. 1.
[19] Gilles Laporte, Mouvement national des Québécoises et
Québécois, Le fleurdelisé, Aux origines du drapeau québécois, document en
ligne, 2018, consulté le 5 octobre 2018.
https://ssjb.com/historique-du-drapeau-du-quebec/