jeudi 23 novembre 2017

«L’affaire Ouellette» - suite

Un projet de loi (107) bêtement suspendu

Dans un état de panique causé par l’arrestation de son député Guy Ouellette, le gouvernement libéral a suspendu à la fin d’octobre l’adoption du projet de loi 107 touchant l’Unité permanente anticorruption (UPAC). Le premier ministre Philippe Couillard et le ministre de la Sécurité publique Martin Coiteux acceptaient d’étudier une recommandation de la Coalition avenir Québec visant à amender le projet de loi pour créer un comité de surveillance de l’UPAC. Le Parti québécois et Québec Solidaire approuvaient cette décision.

Rarement aura-t-on vu une décision aussi malvenue faire l’unanimité à l’Assemblée nationale. Toutes sortes de prémisses erronées et de fausses bonnes idées circulent à propos de l’UPAC, tantôt lancées à tort et à travers par les partis d’opposition, tantôt reprises par le Parti libéral. Résultat : un projet de loi qui renforcerait la lutte à la corruption - et directement inspiré des recommandations de la Commission Charbonneau - risque fort de ne pas être adopté avant les prochaines élections.

La fausse bonne idée du comité de surveillance

Le mardi 31 octobre, dans la foulée de l’affaire Ouellette, le chef de la CAQ, François Legault, posait la question ainsi : «M. le Président, depuis une semaine, l’Unité permanente anticorruption fait face à des allégations troublantes. Encore une fois, la confiance de la population québécoise envers ses institutions est durement ébranlée. Le premier ministre doit poser des gestes rapidement pour rétablir cette confiance. Je lui en suggère deux : premièrement, s’engager dès maintenant à ce que le prochain commissaire de l’UPAC soit élu par un vote du deux tiers de l’Assemblée nationale et, deuxièmement, mettre en place un contrepoids à l’UPAC, comme on l’a, par exemple, au service canadien de renseignement et de sécurité, qu’il connaît bien, donc un comité de surveillance.»
M. Couillard lui soulignait alors que M. Coiteux «allait déposer des amendements pour assurer la transparence et la reddition de comptes» de l’UPAC. Entre-temps, l’adoption du projet de loi 107 était suspendue (alors que les amendements pourraient faire l’objet d’un projet de loi distinct). Puis le premier ministre a ajouté qu’il trouvait que l’idée de nommer le commissaire à la lutte contre la corruption par les deux tiers de l’Assemblée nationale suscitait une «discussion intéressante».
Réglons d’abord le cas des «allégations troublantes» évoquées par M. Legault. J’ai souligné dans mon dernier blogue que tout ce dossier est justement contaminé par les allégations, les insinuations et les rumeurs. Jusqu’à preuve du contraire, les allégations de Guy Ouellette et de sa partenaire Annie Trudel ne sont que ça : des allégations. Aucun journaliste digne de ce nom n’aurait pu convaincre son rédacteur en chef de publier un article affirmant qu’il avait entendu dire que des responsables non identifiés de l’UPAC et de l’Autorité des marchés financiers (AMF) guidaient des entreprises non identifiées vers une firme de consultants non identifiée pour obtenir leur certificat d’intégrité à grands frais. Mais une simple déclaration de Guy Ouellette à cet effet a convaincu M. Couillard de demander à la Vérificatrice générale de faire enquête. «Depuis les dernières semaines, des irrégularités dans l’application de certaines règles de gouvernance ont été portées à notre attention», a dit M. Ouellette à l’Assemblée Nationale le 30 octobre, sans donner aucune précision. Quelques jours plus tard, à l’issue de sa rencontre avec les représentants de la Vérificatrice générale à propos de ces «irrégularités», il a dit qu’il fallait plutôt une enquête policière… laissant ainsi entendre que la Vérificatrice ne pourrait pas corroborer ses allégations. En attendant, tous les partis politiques s’acharnent à miner la confiance dans l’UPAC, puis déplorent ensuite que la population perd sa confiance en cette institution, dont la création, rappelons-le, est le résultat du travail acharné de journalistes d’enquête et de la mobilisation populaire.
Revenons au comité de surveillance. Aucun comité semblable n’existe pour aucun corps de police au Canada. Il en existe un pour le SCRS, mais cet organisme n’est pas un corps de police. Le passé récent démontre par ailleurs que le comité de surveillance du SCRS n’est pas une panacée. Il peut lui-même être dirigé par des individus douteux, genre Arthur Porter (un partenaire de pêche de Philippe Couillard, qui y siégeait avec lui). Comme on sait, après avoir présidé ce comité, M. Porter s’est trouvé à la tête de la plus grosse affaire de corruption dans l’histoire du Canada, celle du Centre de santé de l’Université McGill.
Des mécanismes de reddition de compte supplémentaires seraient-ils pertinents ? La réponse simple est : Non. Les enquêtes policières sont par leur nature même confidentielles. Il est inimaginable de demander aux dirigeants de l’UPAC de donner des détails sur leurs enquêtes sur tel titulaire de charge publique, fonctionnaire, maire… ou député, sans mettre en péril ces enquêtes.
L’UPAC est déjà soumise à des mécanismes de reddition de compte, mais les députés semblent ignorer les lois et règlements adoptés par leur propre assemblée législative. L’UPAC est loin d’être un organisme débridé qui peut faire tout ce qu’il veut sans rendre de comptes à personne. La Loi concernant la lutte contre la corruption (LCC) prévoit que l’UPAC doit travailler de concert avec le Directeur des poursuites criminelles et pénales (DPCP). L’article 18 stipule ceci : «Le commissaire [de l’UPAC] doit informer le directeur des poursuites criminelles et pénales dès le commencement d’une enquête pénale ou criminelle et, le cas échéant, requérir les conseils de ce dernier». L’UPAC ne peut pas enquêter sur des dossiers qui ne relèvent pas de sa compétence. L’enquête menée sur la fuite de documents internes de l’UPAC (qui a mené à l’arrestation de Guy Ouellette) prouve que l’UPAC respecte ces dispositions. Le DPCP a été informé de tout le déroulement de cette enquête (tout porte à croire qu’il l’a encadrée), laquelle a été menée non seulement par l’UPAC mais par plusieurs autres corps de police.
Cela n’empêche pas les accrocs à l’éthique. Dans un tel cas, les agents de la paix travaillant à l’UPAC (dont le commissaire) peuvent avoir à répondre aux enquêtes du Commissaire à la déontologie policière. Le premier paragraphe de la page d’accueil du Commissaire à la déontologie se lit ainsi : «Le système déontologique policier assure l'application du Code de déontologie des policiers du Québec. Ce code régit la conduite de tous les policiers, agents de protection de la faune, constables spéciaux, contrôleurs routiers et enquêteurs de l'UPAC du Québec.» (Je souligne.) Puisqu’il s’estime victime d’un «coupé monté» de l’UPAC, M. Ouellette pourrait très bien porter plainte au Commissaire à la déontologie. La Commission de la fonction publique, elle, peut enquêter sur des plaintes qui seraient formulées à l’interne, par des fonctionnaires travaillant pour l’UPAC.
Enfin, si l’UPAC se met à dilapider les fonds publics, elle peut faire l’objet d’enquêtes de la part du Vérificateur général. La Loi sur le Vérificateur général stipule qu’elle «a pour objet de favoriser, par la vérification, le contrôle parlementaire sur les fonds et autres biens publics». Ce contrôle s’étend à tout organisme qui «est institué par une loi», ce qui inclut l’UPAC (créée par la LCC).
Bref, faut-il ajouter une autre couche de reddition de comptes à celles qui sont déjà prévues avec le DPCP, le Commissaire à la déontologie policière, la Commission de la fonction publique et le Vérificateur général ? Les partis politiques présents à l’Assemblée cherchent-ils à paralyser l’UPAC ?
La fausse bonne idée d’une nomination par l’Assemblée Nationale
Tant la Coalition avenir Québec que le Parti québécois répètent à plus soif que le commissaire à l’UPAC doit être nommé aux deux tiers par l’Assemblée nationale. Le député péquiste Pascal Bérubé, leader parlementaire de l’opposition officielle, enfourche ce cheval de bataille chaque fois qu’il est question de l’UPAC. Le 24 octobre, il revenait à la charge sur ce sujet lors des audiences de la Commission des institutions (alors dirigée par Guy Ouellette) portant sur le projet de loi 107. M. Bérubé était déçu que Marie Rinfret, la Protectrice du citoyen, n’abonde pas dans le même sens que lui. Il lui disait que les dirigeants des «grandes organisations» qui «jouissent d’une indépendance totale» comme le Protecteur du citoyen sont nommés aux deux tiers par l’Assemblée nationale. « Ne croyez-vous pas, ajoutait-il, que le Commissaire de l’Unité permanente anticorruption jouirait d’une plus grande indépendance et ne prêterait pas flanc à du cynisme ou à du questionnement s’il se soumettait à un mode de nomination sans équivoque qui démontrerait qu’il est choisi par les parlementaires et non seulement par un gouvernement ?»
Mme Rinfret lui a fait une petite leçon sur le cadre juridique fort différent pour des organismes comme le sien et comme l’UPAC. Cadre juridique qui découle de la séparation des pouvoirs exécutif et judiciaire, et qui s’inscrit dans les fondements mêmes d’un régime démocratique, tel qu’élaboré il y a trois siècles par Montesquieu : «Vous avez parfaitement raison de souligner que la nomination de la fonction du Protecteur du citoyen se fait par l’Assemblée nationale, a répondu Mme Rinfret. Maintenant, mon pouvoir en est un de recommandation notamment auprès des parlementaires. Lorsqu’on réfère à l’UPAC ou au commissaire ou au DPCP, on est plus dans le volet du système judiciaire.» (Mes soulignements.) Mme Rinfret a poursuivi en rappelant qu’elle soutenait le processus de nomination prévu par le projet de loi 107 (avec un comité de sélection), car il garantit l’indépendance du commissaire. « Le choix ultime, il vous appartient, aux parlementaires, pour décider du niveau d’indépendance de cette organisation en fonction de ses pouvoirs par ailleurs qui en sont un de faire des enquêtes, de faire des recommandations au DPCP qui, lui, a le pouvoir ensuite de déposer des accusations dans le système judiciaire».
Une nomination du commissaire aux deux tiers de l’Assemblée nationale le rendrait redevable aux députés. C’est une aberration. En tant qu’institution anticorruption, l’UPAC peut être amenée à enquêter sur des membres de l’Assemblée nationale. Verra-t-on alors l’Assemblée nationale exercer un quelconque pouvoir sur une unité policière chargée d’enquêter entre autres sur ses membres ? Poser la question, c’est y répondre. Encore une fois, aucun corps de police au Canada est nommé par les deux tiers d’une Assemblée législative.
Le processus de nomination prévu par le projet de loi 107
Actuellement, la Loi concernant la lutte contre la corruption (LCC) est effectivement déficiente en ce qui concerne le processus de nomination du commissaire à l’UPAC. L’article 5 de la loi précise que «le gouvernement nomme un commissaire qui est choisi parmi une liste d’au moins trois personnes qui ont été déclarées aptes à exercer la charge par un comité de sélection formé pour la circonstance». Ce comité de sélection est lui-même formé par le gouvernement, sans aucune balise. Existe donc la possibilité que le ministre de la Sécurité publique, agissant ou non sous les instructions du premier ministre, nomme un comité de sélection complaisant afin de simplement entériner la nomination du commissaire qu’il veut voir à la tête de l’UPAC.
C’est cette déficience que vient corriger le projet de loi 107. L’article 5 est modifié pour fixer les modalités de la formation du comité de sélection : «Celui-ci est composé du sous-ministre de la Sécurité publique, du secrétaire du Conseil du trésor, d’un avocat recommandé par le Bâtonnier du Québec, d’un directeur de corps de police recommandé par le conseil d’administration de l’Association des directeurs de police du Québec et d’une personne recommandée par des organismes représentant le milieu municipal». Bref, trois des cinq membres du comité de sélection n’ont rien à voir avec le gouvernement. Ils ont l’obligation de recommander des candidats sur la base de leur compétence.
Imaginons maintenant un complot comme aiment bien en voir les députés par les temps qui courent. Disons que le premier ministre libéral veut nommer Monsieur Gnochon Dupont à la tête de l’UPAC car il est non seulement gnochon mais aussi très pro-libéral et qu’il se fermera les yeux sur la turpitude de son gouvernement. Le premier ministre devrait non seulement convaincre deux sous-ministres de lui recommander sa candidature (OK, c’est possible), mais convaincre aussi les représentants du Barreau, de l’Association des directeurs de police et du monde municipal. À moins de penser que tout le monde est facilement corruptible au Québec, ce complot n’a à peu près aucune chance d’aboutir. Le propre d’un complot, c’est d’être secret, et donc d’impliquer très peu de personnes, surtout hors du cercle restreint des comploteurs.
En revanche, la nomination par l’Assemblée nationale aboutirait à toutes sortes de tractations politiques, qu’il faut justement éviter pour la nomination du commissaire.
Le processus de nomination prévu au projet de loi 107 est le seul qui puisse garantir l’indépendance du commissaire. Le projet de loi prévoit aussi que le mandat du commissaire dure sept ans (plutôt que cinq actuellement) et qu’il ne soit pas renouvelable afin d’éviter que le commissaire se livre à des jeux de coulisse pour être reconduit dans son poste. Enfin, le commissaire ne pourrait être suspendu ou destitué selon le bon vouloir du gouvernement : en cas de faute grave, le ministre de la Justice devait avoir reçu une recommandation de la Commission de la fonction publique pour agir ainsi. Ces nouvelles dispositions, qui ont déjà cours au DPCP, font suite à la recommandation no 31 de la Commission Charbonneau, et garantissent également une indépendance accrue du commissaire.
Une des nombreuses rumeurs qui courent est à l’effet que le commissaire actuel, Robert Lafrenière, milite lui-même pour l’adoption telle quelle du projet de loi 107 car elle celui-ci lui accorderait plus d’indépendance. Outre le fait que cette énième allégation n’est supportée par aucun fait, aucune des nouvelles dispositions ne profiteraient à M. Lafrenière. Au contraire, le projet de loi prévoit que le mandat du commissaire n’est pas renouvelable. Le mandat de M. Lafrenière ne serait donc pas renouvelé.
L’extension du champ de compétence de l’UPAC
Actuellement, la Loi concernant la lutte contre la corruption limite le champ de compétence de l’UPAC aux affaires de corruption dans l’attribution de contrats publics. L’article 1 se lit ainsi : «La présente loi a pour objet de renforcer les actions de prévention et de lutte contre la corruption contractuelle dans le secteur public et de contribuer à favoriser la confiance du public dans les marchés publics. À cette fin, elle institue la charge de Commissaire à la lutte contre la corruption et établit la mission et les pouvoirs du commissaire.» Le projet de loi 107 modifie cet article par le remplacement de «en matière contractuelle dans le secteur public» par «dans le secteur public, notamment en matière contractuelle».
Cela signifie que l’UPAC pourrait enquêter sur toutes les affaires de corruption dans le secteur public, et pas seulement sur les contrats. Par exemple, elle pourrait enquêter sur des cas de hauts fonctionnaires qui auraient été nommés dans les conseils d’administration de sociétés d’État simplement parce qu’ils ont contribué à la caisse électorale du parti au pouvoir.
Lorsque j’étais journaliste à La Presse, j’avais révélé l’influence indue que l’homme d’affaires Marc Bibeau exerçait auprès du premier ministre Jean Charest. J’écrivais entre autres ceci : «Une source a indiqué à La Presse qu’un membre de l’équipe de M. Charest a déjà conseillé à Liza Frulla de prendre contact avec Marc Bibeau si elle souhaitait être nommée à un poste de responsabilité dans une société d’État. Mme Frulla, ancienne ministre libérale provinciale et ancienne députée libérale fédérale, avait perdu ses élections en 2006 comme candidate pour le Parti libéral du Canada. Elle s’était trouvée temporairement sans emploi. Choquée de se faire dire de contacter M. Bibeau, elle a refusé de faire cette démarche.»
Quelque temps plus tard, mes collègues et moi rapportions que la majorité des membres des conseils d’administration de quatre sociétés d’État avaient contribué à la caisse du Parti libéral du Québec : 17 sur 21 à Hydro-Québec, 10 sur 13 à Loto-Québec, 12 sur 16 à la Société des Alcools du Québec et 11 sur 14 à la Régie des installations olympiques.
Comme on sait, la partie la plus sensible de l’enquête Mâchurer de l’UPAC porte sur MM. Bibeau et Charest. Mais, en raison de la loi actuelle, cette enquête ne porte que sur des crimes peut-être commis dans l’octroi de contrats. Rien ne permettrait à l’UPAC, par exemple, de chercher à savoir si M. Bibeau a déjà monnayé une nomination dans une société d’État. Dans ce contexte, il est pour le moins étonnant de voir les partis d’opposition retarder l’adoption du projet de loi 107, qui permettrait à l’UPAC de mener ce type d’enquête, eux qui dénoncent l’UPAC parce que l’enquête Mâchurer n’a pas encore abouti à des accusations.
Denis Saint-Martin, professeur de science politique à l’Université de Montréal, a posé une bonne question dans une lettre publiée par La Presse le 3 novembre. Les membres de l’Assemblée nationale «exprimaient à l’unisson leur volonté de renforcer l’indépendance de l’UPAC, à l’occasion de l’étude du projet de loi 107, visant à doter l’agence de son propre corps policier», rappelait-il. Puis il ajoutait : «Il y a cependant tout un monde entre les gestes et la parole, car aussitôt que l’arrestation du député Ouellette a été annoncée, les parlementaires ont rapidement pris fait et cause pour leur collègue et contre l’UPAC. Ils ont resserré les rangs derrière l’un des leurs. Dans une rare unanimité, les élus de tous les partis ont exprimé leur méfiance, plutôt que leur confiance à l’endroit de l’UPAC. Ils politisent ainsi le travail de l’Unité et cherchent maintenant à intimider sa direction. Dans plusieurs pays en voie de développement, les agences anticorruption font régulièrement face à ce que vit présentement l’UPAC. Le Québec veut-il vraiment se joindre à ce malheureux groupe de pays mal gouvernés ?»
Remerciements : Ce texte doit beaucoup à Madame Martine Valois, professeur de droit à l’Université de Montréal, qui m’a accordé un long entretien sur le projet de loi 107.

dimanche 5 novembre 2017

Quelques réflexions sur «l’affaire» Ouellette



Des entreprises, notamment dans le secteur de la construction, ont un intérêt financier à ce que l’Unité permanente anti-corruption (UPAC) et l’Autorité des marchés financiers (AMF) tempèrent leur ardeur dans leurs vérifications d’intégrité. Elles ont avantage à miner leur crédibilité, et plus particulièrement les mécanismes de surveillance que l’État québécois met en place  depuis que les journalistes d’enquête ont révélé les scandales de corruption et de collusion. Les entreprises qui peinent à obtenir ou à conserver leur attestation d’intégrité peuvent craindre les effets des projets de loi 107 (qui concerne l’UPAC) et 108 (qui concerne l’AMF), deux projets de loi qui découlent des recommandations de la Commission Charbonneau et qui sont maintenant sur la glace, en partie à cause de «l’affaire Ouellette». Ce facteur n’est pas la cause principale des attaques contre ces deux institutions. Mais il est occulté. Plus loin dans ces notes, je souligne la signification de certains faits passés inaperçus après les arrestations de Guy Ouellette et d’Annie Trudel, et qui révèlent que les motifs économiques sont bel et bien présents.

«L’ingérence politique»

Le facteur principal de la campagne de dénigrement est politique. Depuis des mois, l’opposition à l’Assemblée Nationale s’évertue à miner la confiance dans l’UPAC, et cela avec un certain succès. Les trois partis d’opposition ont développé une trame narrative qui peut se résumer ainsi :  l’UPAC ne fait pas les efforts nécessaires pour que soient accusés Jean Charest et Marc Bibeau (la preuve, c’est qu’elle ne les a toujours pas arrêtés); au contraire, l’UPAC s’en prend à des lanceurs d’alerte comme Guy Ouellette et sa partenaire Annie Trudel, lesquels se battent avec courage contre la corruption.

Invité à RDI le 30 octobre, le député Pascal Bérubé a de nouveau dénoncé «l’ingérence politique» dans l’UPAC. Invité sur le même plateau à RDI quelques minutes plus tard, j’ai publiquement demandé à M. Bérubé d’expliquer sur quoi il se basait pour formuler une telle accusation, laquelle ne peut que provoquer du cynisme. Rappelons que c’est la pression populaire qui a forcé le gouvernement libéral de Jean Charest à créer l’UPAC, en 2011, à la suite des révélations des journalistes d’enquête. Maintenant, si cet organisme voué à la lutte anti-corruption se soumet à l’influence politique des libéraux, ou pire s’il s’avère lui-même corrompu, les Québécois ne peuvent plus avoir confiance en rien et il ne vaut pas la peine de se mobiliser pour réclamer des changements. C’est un peu comme si les Italiens apprenaient que leur police anti-mafia était profondément infiltrée par la mafia. M. Bérubé n’a avancé aucune preuve pour soutenir son allégation, qui est lourde de conséquence.

Mon expérience comme journaliste d’enquête et comme enquêteur à la Commission Charbonneau m’a appris à chercher la vérité dans les faits et, justement à me méfier des allégations qui ne s’appuient pas sur des faits. Chaque fois que j’ai mené des enquêtes, j’ai commencé par dresser la chronologie des événements et le portrait des principaux acteurs. Voici donc quelques faits pour éclairer ce qu’il est convenu d’appeler «l’affaire» Ouellette. Certains sont pertinents. D’autres sont peut-être peu significatifs, mais je ne peux m’empêcher de les trouver intéressants dans le contexte.

Un coulage hors normes

Le 24 avril 2017, le Journal de Montréal et les médias du groupe Quebecor publient des documents internes de l’UPAC[1]. Aucun journaliste ne peut leur en faire le reproche. Si, travaillant dans un journal, j’avais reçu de tels documents, je les aurais certainement utilisés (bien qu’autrement). Mais ce coulage suscite une question : à quoi servait-il? Sa nature était absolument exceptionnelle. Le Journal avait obtenu les profils de Jean Charest et de Marc Bibeau dressés par les enquêteurs de l’UPAC, avec tous les détails personnels, comme la marque et l’année de leurs véhicules. Suivait une liste complète des passages de M. Charest à la douane canadienne fournie par les Services frontaliers. Plus important encore, le Journal publiait la photocopie de la déclaration de Bruno Fortier, ancien délégué du Québec à New York et témoin clé interrogé par les enquêteurs.

Ces informations très confidentielles ne révélaient aucun crime commis par MM. Charest et Bibeau. Elles ne pouvaient donc pas appuyer la thèse de cette trame narrative soulignée au début de ce texte, à savoir que ces deux amis ont commis des crimes mais que l’UPAC refuse de les arrêter car, selon ce «narrative», elle subirait l’ingérence politique du gouvernement libéral. En revanche, cette fuite avait un impact bien concret : elle semait la panique au sein de l’UPAC, un organisme qui doit compter sur la collaboration de plusieurs autres corps policiers et agences (comme les Services frontaliers). Loin de stimuler l’intensification de l’enquête sur le financement du Parti libéral, et plus précisément sur MM. Charest et Bibeau, elle risquait de la faire dérailler.

Ce coulage était une attaque frontale contre l’UPAC. Il survenait deux semaines avant la comparution de son dirigeant, le commissaire Robert Lafrenière, devant la commission de la sécurité publique, le 4 mai. Comme on pouvait s’y attendre, M. Lafrenière a été bombardé de questions sur ces fuites très embarrassantes. C’est à cette occasion qu’il a déclaré : «C’est [la fuite] un geste de déloyauté totale […] Je souhaite ardemment qu’on arrive à la conclusion et qu’on trouve le bandit qui aurait fait ça». En tant que journaliste, je salue le courage des policiers qui coulent des informations dans l’intérêt public. En ce qui me concerne, aucune information confidentielle dont j’ai pu bénéficier n’a nui à des enquêtes en cours, bien au contraire (je pense entre autres à mes enquêtes sur le ministre Alfonso Gagliano menée conjointement avec mon collègue André Cédilot). Mais le coulage de documents internes de l’enquête de l’UPAC sur le financement illégal du Parti libéral du Québec est hors norme. Dans ce cas précis, on peut comprendre la colère de M. Lafrenière, qui voyait menacée l’enquête la plus sensible menée par son organisation depuis sa création.

L’UPAC lançait donc une opération, d’abord administrative, puis criminelle, pour trouver le ou les responsables de la fuite, et éventuellement recommander des accusations d’abus de confiance et d’entrave à la justice. Le 25 octobre, coup de théâtre, elle arrêtait le député libéral Guy Ouellette. L’UPAC dit ouvertement qu’elle le soupçonne d’avoir joué un rôle dans cette fuite et laisse entendre qu’il pourrait être accusé une fois l’enquête terminée. Les enquêteurs ont également arrêté sa partenaire Annie Trudel, le temps de fouiller son sac à main. Les jours suivants, M. Ouellette et Mme Trudel faisaient des déclarations fracassantes à des journalistes, affirmant que l’UPAC les avaient arrêtés essentiellement pour deux raisons. La première : Mme Trudel, qui se dit agente de renseignement, aurait découvert un complot de corruption impliquant l’UPAC et l’Autorité des marchés financiers autour de la certification des entreprises. Selon elle, M. Ouellette s’apprêtait à révéler ce présumé complot. La deuxième raison: M. Ouellette insistait pour que l’UPAC se soumette à une norme ISO, ce que refuserait M. Lafrenière.

Un troisième personnage a fait son apparition dans cette «affaire» : l’avocat Donald Riendeau. Et c’est ici qu’apparaissent des motifs économiques dans la charge contre l’UPAC et l’AMF. Des motifs secondaires, mais qui s’ajoutent aux autres, d’ordre politique et parfois personnels.

Me Donald Riendeau

Me Riendeau dirige l’Institut de la confiance dans les organisations (ICO). Dans une lettre publiée par Le Devoir le 2 novembre, Me Riendeau indique que Mme Trudel est une collaboratrice de l’ICO. Bien que ne soutenant pas ses propos, il la félicite «de son courage de dénoncer certaines pratiques» qui auraient court à l’AMF et à l’UPAC. Il reproche ensuite à ces deux organismes d’empêcher injustement des entreprises d’obtenir des contrats publics, car ils ne leur donneraient pas la présomption d’innocence. Depuis que les scandales ont éclaté dans l’industrie de la construction, la loi oblige les entreprises à obtenir une attestation d’intégrité auprès de l’AMF si elles veulent avoir des contrats publics. L’AMF se tourne vers d’autres organismes comme l’UPAC pour compléter ses vérifications.

S’il s’avère que «l’un des actionnaires […] présente un passé douteux (par exemple la provenance d’un financement inexpliqué; plusieurs mentions lors de la commission Charbonneau; etc.)», l’UPAC peut émettre un avis défavorable et l’AMF peut refuser d’accorder l’accréditation, déplore Me Riendeau.

«Certaines firmes d’avocats rencontrent des entrepreneurs et leur disent que pour 100 000$, elles leur permettront d’obtenir leur accréditation de l’AMF», poursuit Me Riendeau. «Une chose est certaine, plusieurs professionnels en ont fait un business très lucratif et ont leurs entrées privilégiées. Certains se vantent même de pouvoir appeler quatre fois par jour les responsables de l’AMF et de l’UPAC. […] Pourquoi personne avant Annie Trudel n’a-t-il osé dénoncer ce système et ses imperfections? Parce que tous les entrepreneurs ont peur, et l’existence de leur entreprise dépend des décisions de ces quelques individus.»

Après avoir lu cette lettre, j’ai téléphoné à l’Institut de la confiance dans les organisations de Me Riendeau et j’ai demandé si cet «institut» pouvait aider une entreprise à obtenir une certification de l’AMF. La réponse a été affirmative. Autrement dit, Me Riendeau est lui-même dans le business de la certification. De sa lettre, on comprend qu’il fait campagne pour que l’AMF et l’UPAC soient moins sévères, pas seulement envers toutes les entreprises, mais vraisemblablement envers celles qu’il défend.

Depuis 2013, seulement 340 avis défavorables ont été émis parmi 4850 demandes. Seule une vingtaine d’entreprises se sont finalement vu refuser leur autorisation, a souligné le PDG de l’AMF dans La Presse du 4 novembre. «Leur rejet vient essentiellement d’infractions passées au Code criminel,  la Loi sur la concurrence ou à la Loi sur les valeurs mobilières, notamment», rapportait le journaliste Francis Vailles, dans La Presse de la veille.

Je déduis de tout cela que Me Riendeau a comme clients des entreprises dont les actionnaires ont vraisemblablement commis des infractions jugées assez importantes pour se voir refuser l’accréditation. Si tel est le cas, ce n’est évidemment pas répréhensible, les avocats étant les professionnels tout désignés pour régler des litiges. Mais il appert alors que son «institut» est en concurrence avec d’autres firmes spécialisées comme la sienne : ce n’est pas pour rien qu’il se plaint de leur présumée proximité avec l’AMF et l’UPAC. Proximité que n’aurait pas sa propre firme. Il peut difficilement accuser ces deux organismes de corruption et de collusion sans les indisposer, ce qui nuirait à son business. C’est sa collaboratrice Annie Trudel qui mène cette campagne.

Notons que Me Riendeau n’en est pas à ses premiers clients entrepreneurs. Au début des années 2000, il travaillait au sein de IVA Solutions Conseils. Il avait alors accepté un mandat d’un haut dirigeant de la compagnie Schokbéton, de la famille de Marc Bibeau, celui-là même qui est au cœur de l’enquête Machûrer de l’UPAC. Benoit Fradet, un ancien député libéral, était alors à la fois vice-président de Schokbéton et du comité exécutif de la Ville de Laval. Ce double emploi avait attiré l’attention des journalistes. M. Fradet avait requis les services de Me Riendeau pour le conseiller dans la rédaction de sa déclaration d’intérêts[2].

Dans son mémoire déposé à la Commission Charbonneau, l’Institut de la confiance dans les organisations dirigé par Me Riendeau faisait la recommandation suivante : « Les gouvernements devraient faire attention à la tentation d’adopter des lois rapidement sans en mesurer les conséquences. Pour toute future loi visant à encadrer le milieu des affaires et l’attribution de contrats, le gouvernement devrait faire une étude des impacts à court, moyen et long termes.» En revanche, l’ICO faisait pas moins de sept recommandations pour encadrer le travail des journalistes, dont «une évaluation annuelle de chaque journaliste intégrant l’intégrité dans la profession et le traitement de l’information par ses pairs»[3].

Annie Trudel

En 2010, Annie Trudel était l’adjointe administrative de Jacques Duchesneau, dirigeant de l’Unité anti-collusion (UAC)[4]. En cours de route, elle est devenue «agent de renseignement»[5]. Il est intéressant d’examiner sa crédibilité.

En juin 2012, témoignant avec M. Duchesneau et un autre enquêteur devant la Commission Charbonneau, Mme Trudel a affirmé qu’un «collaborateur» de l’UAC avait identifié deux employés de deux firmes qui étaient «soupçonnés» de recevoir une commission de 10% sur la quantité d’avenants (les fameux extras) qu’ils allaient chercher dans les contrats publics de construction[6]. L’affirmation était vague à souhait : Mme Trudel ne nommait ni ce «collaborateur», ni les deux employés en question. Sous l’insistance des commissaires, leurs noms furent divulgués le lendemain[7]. Des journalistes de La Presse vérifièrent cette histoire… et publièrent le démenti catégorique de l’entreprise qu’ils avaient pu joindre. Le responsable de l’entreprise affirmait n’avoir jamais embauché un des deux employés identifiés devant la Commission. «Il souhaite d’ailleurs que la Commission examine chaque dossier avant de conclure à l’abus», rapportaient les journalistes[8]. C’était gênant.

Mme Trudel a dit à la Commission Charbonneau qu’elle a été transférée à l’UPAC après son passage à l’UAC. On ignore comment s’est déroulé son séjour à l’UPAC et pourquoi elle n’y est pas restée. Toujours est-il que le ministre des Transports Robert Poëti lui a donné un mandat de vérification externe. Quelque temps plus tard, Mme Trudel faisait des déclarations choc. Elle et une autre employée du MTQ affirmaient que, en cours de vérification, elles avaient subi de l’obstruction de la part de la sous-ministre Dominique Savoie et que des documents avaient été détruits ou altérés. Mme Trudel soumettait en commission parlementaire une clé USB contenant des milliers de documents démontrant à son avis que Mme Savoie avait retenu des informations embarrassantes pour sa gestion. Les allégations étaient tellement graves qu’une enquête criminelle a été déclenchée et confiée à l’UPAC. Au bout de neuf mois, l’UPAC a remis ses conclusions au Directeur des poursuites criminelles et pénales. En mars 2017, le DPCP soulignait qu’il n’y avait pas matière à poursuite. Il affirmait qu’aucun faux document n’avait été produit au MTQ. La vérificatrice générale concluait également qu’il n’y avait pas eu de faute grave. Bref, les allégations explosives de Mme Trudel étaient un pétard mouillé.

Mme Trudel est soudainement réapparue dans l’actualité après l’arrestation de Guy Ouellette. Tous les deux se sont rendus dans les locaux de Cogeco le lendemain de l’arrestation, soi-disant pour se «réfugier» parce qu’ils étaient supposément sous filature, ce que l’UPAC a démenti. M. Ouellette a donné une entrevue à Bernard Drainville, qui l’a diffusée le lundi suivant sur les ondes de 98,5 FM. De son côté, Mme Trudel a donné une entrevue au Journal de Montréal. Elle a affirmé que M. Ouellette s’apprêtait à faire des révélations sur des liens troubles entre l’UPAC, l’AMF et une firme de consultants privés lorsqu’il a été arrêté.

Comme on a vu plus haut, l’UPAC fait des vérifications pour l’AMF. Mme Trudel a affirmé que l’AMF avait dirigé deux entreprises vers une firme de consultants privés, qui devait les aider à obtenir leur certification. Les frais exigés variaient selon elle entre 600 000$ et un million de dollars. Mme Trudel a évoqué un complot de collusion. Tant les dirigeants de l’AMF que de l’UPAC ont catégoriquement nié avoir dirigé des entreprises vers une ou des firmes de consultants privés. La Vérificatrice générale doit, encore une fois, enquêter sur les allégations de Mme Trudel… laquelle, apprend-on maintenant, est la collaboratrice d’une firme de consultants concurrente qui donne elle aussi des conseils en certification, l’Institut de la confiance dans les organisations de Me Donald Riendeau.

Mme Trudel a ensuite déclaré au journaliste Paul Arcand qu’elle ne faisait pas «confiance au système». Aucune institution ne prend ses allégations au sérieux, s’est-elle plainte : «Je me suis adressée au Vérificateur général, au SPVM [le Service de police de la Ville de Montréal], à la Sûreté du Québec, à l’UPAC, à la Régie du bâtiment. On a frappé à toutes les portes. C’est comme s’il y a un vide.» Tout le monde est bête… sauf Mme Trudel (et M. Ouellette). Et voilà peut-être sa motivation. Les Québécois devraient s’ouvrir les yeux et reconnaître que : 1. Tout est pourri dans le petit royaume du Québec, à commencer par l’UPAC qui n’est même pas capable de corroborer ses allégations concernant la fabrication de faux documents; 2. Mais fort heureusement on peut compter sur une formidable enquêteuse qui se bat avec courage pour brasser la cage et faire la lumière : elle-même.

Guy Ouellette

Le nom de Guy Ouellette a été prononcé à la Commission Charbonneau, mais pas à son avantage. Un de ses courriels a été déposé le 25 juin 2014 lors du témoignage de Violette Trépanier, qui a été responsable du financement au Parti libéral du Québec[9]. M. Ouellette a adressé ce courriel à Mme Trépanier le 14 août 2007 :

Bonsoir Violette,
2 choses pour toi…
La première relative à mon activité de financement du 17 septembre 2007...penses-tu qu’il soit possible d’avoir en plus des ministres Courchesne et Dupuis la ministre Julie Boulet uniquement pour le 5 à 7 sans qu’elle n’ait à prononcer de discours...mon responsable de financement m’informe que la présence de Mme Boulet en plus des deux ministres déjà annoncés pourraient faire doubler mon objectif de financement principalement au sein des firmes d’ingénieurs qui serait des plus réceptive à discuter avec Mme Boulet...tes suggestions et surtout ta réponse serait les bienvenus...50 billets de plus pour cet effort, cela pourrait être intéressant je pense...
Au plaisir, Guy Ouellette, député de Chomedey

Cette activité de financement n’a finalement pas eu lieu. Mais le courriel était pour le moins intriguant, venant d’un député qui se targuait d’être plus blanc que blanc. M. Ouellette y évoquait la possibilité de monnayer l’accès des firmes d’ingénieurs à la ministre des Transports Julie Boulet, en tablant sur le fait que ces firmes sont prêtes à donner des milliers de dollars au parti au pouvoir si elles pensent ainsi accroître leurs chances d’en gagner encore bien plus en décrochant de lucratifs mandats au MTQ.

Trois semaines avant la comparution de Mme Trépanier devant la Commission Charbonneau, soit le 5 juin 2014, des enquêteurs de l’UPAC invitaient M. Ouellette à les rencontrer. Il s’y est présenté avec un avocat. Les enquêteurs ont commencé par lui poser des questions ouvertes, lui demandant ainsi ce qu’il pensait de ces activités de financement où l’on invite des fournisseurs intéressés à avoir des contrats. M. Ouellette a répondu que, de son côté, il n’avait jamais voulu que «des entrepreneurs, des ingénieurs ou des architectes soient à mes activités». «Mes activités de financement n’étaient pas populaires auprès de ces gens-là, à cause de mon statut d’ancienne police et mon intégrité», a-t-il ajouté. Puis les enquêteurs lui ont présenté son courriel, qui contredisait directement les propos qu’il venait de tenir. Piégé, il a eu cette réaction d’une grande candeur : «C’est votre opinion que je suis moins blanc que blanc». «Je n’ai pas d’explication à vous donner, pourquoi c’est là [dans le courriel]», a-t-il ajouté, avant d’assurer qu’il n’avait jamais été question pour lui «de contourner les lois».

Ces déclarations proviennent des notes manuscrites des enquêteurs, obtenues par le journaliste Alexandre Robillard et d’abord publiées sur le site internet du Journal de Montréal le soir du 25 octobre 2017, soit le jour même de l’arrestation de M. Ouellette. L’article de M. Robillard semble être passé inaperçu, du moins auprès des nombreuses personnes (y compris des députés de l’opposition et le maire Denis Coderre) qui se sont empressés de vanter l’intégrité de M. Ouellette. Le 11 juin 2014, M. Ouellette rencontrait à nouveau les enquêteurs. Cette fois, les avocats du PLQ avaient vraisemblablement imaginé une défense à opposer à l’UPAC : M. Ouellette a soutenu lors de cette deuxième rencontre qu’il n’avait que transmis une demande du responsable de l’activité de financement, Paul Vaillancourt. «Ce ne sont pas mes paroles dans ce courriel», a-t-il affirmé aux enquêteurs. (Selon deux bonnes sources, Paul Vaillancourt, impliqué pendant des années dans les activités de financement politique, est le frère de l’ancien maire Gilles Vaillancourt, mais cela reste à vérifier avec plus de certitude.)

Mme Trépanier a réutilisé la même ligne de défense lorsqu’elle a été interrogée le 25 juin 2014 par le procureur de la Commission, Me Paul Crépeau. Elle a prétendu que M. Ouellette n’était pas d’accord avec l’idée d’inviter la ministre pour attirer des firmes d’ingénieurs. Me Crépeau ne s’est pas laissé embobiner par une interprétation du courriel aussi éloignée de la réalité :  «[…] vous dites [que] monsieur Ouellette était pas d’accord. Ce qu’il demande c’est quand même d’avoir la présence de madame Boulet pour faire doubler son objectif de financement, ‘50 billets de plus pour cet pour cet effort ça pourrait être intéressant, je pense.’ Ça, c’est les paroles de monsieur [Ouellette]…[10]»

Guy Ouellette a donc été piégé une première fois par l’UPAC. Lui qui se drapait dans la cape du blanc et preux chevalier anti-corruption s’était finalement enfargé dans des stratagèmes de financement politique respectant peut-être les dispositions légales à la lettre, mais qui se trouvaient fort bien questionnés par la Commission Charbonneau et l’UPAC.

On peut imaginer sans trop de difficulté sa colère quand il a été piégé une deuxième fois par l’UPAC, cette fois dans le cadre de l’enquête sur le coulage d’informations confidentielles. Le 25 octobre, au cours de la perquisition chez Richard Despaties, un analyste de l’UPAC congédié en octobre 2016, les enquêteurs de l’UPAC ont tendu leur fameux «appât». Comme on sait, ils lui ont envoyé un texto à partir du téléphone cellulaire de M. Despatie qu’ils venaient de saisir. Se faisant passer pour M. Despatie, ils lui fixaient un rendez-vous urgent. Lors de la conférence de presse de l’UPAC, le directeur des opérations, André Boulanger, a révélé que l’arrestation de M. Ouellette n’avait pas été planifiée pour la journée du 25 octobre. Puis il a précisé que «la réponse d’un des suspects [M. Ouellette] au scénario d’appât a été telle que nous avons largement dépassé les objectifs du déploiement du scénario. Devant cet état de fait, j’ai autorisé l’arrestation sans mandat du suspect afin d’empêcher que l’infraction se répète et afin de préserver des éléments de preuve cruciaux pour le reste de l’enquête»[11]. Comment M. Ouellette a-t-il réagi en se rendant au rendez-vous qu’il croyait avoir été fixé par M. Despaties mais en voyant plutôt les enquêteurs de l’UPAC? Probablement fort mal, à en juger ses propres déclarations à l’Assemblée Nationale. On peut croire qu’il n’a pas dit «Oui, sans problème» avec le sourire lorsque les enquêteurs lui ont demandé de leur remettre son téléphone cellulaire afin de préserver des éléments de preuve.

Le 31 octobre, tous attendaient avec impatience ces déclarations de M. Ouellette devant l’Assemblée Nationale. Avec d’autant plus d’impatience que la veille, sa partenaire Annie Trudel avait révélé qu’il s’apprêtait à révéler des informations explosives sur le complot de collusion impliquant l’UPAC, l’AMF et une firme de consultants privés autour du processus de certification des entreprises. Lui-même avait déclaré sur les ondes de 98,5 FM qu’il militait pour que l’UPAC soit assujettie à une norme ISO anticorruption. «Elle ne veut pas, c’est beaucoup trop contraignant pour elle», avait-il affirmé. «On a voulu m’écarter. Je suis le seul obstacle - comme président de la commission des institutions, et par le travail que je fais pour les citoyens du Québec -, dans le cheminement de l’adoption [du projet de loi 107] qui va faire de l’Unité anticorruption un corps de police». Projet de loi qui, selon lui, ferait que l’UPAC serait encore moins redevable aux parlementaires. (Allégation qui camoufle une ignorance du cadre juridique en place, voulant qu’un corps de police ne doit justement pas être redevable aux parlementaires, cela afin de respecter la nécessaire séparation des pouvoirs législatif et judiciaire.)

Comme des milliers de Québécois, j’attendais donc que M. Ouellette révèle devant l’Assemblée Nationale le scandale de l’année. Son entrée en matière était prometteuse : «Dans une tentative d'intimidation sans précédent, j'ai été victime d'un coup monté par l'Unité permanente anticorruption au moment même où les membres de la commission que je présidais se préparaient à entendre des témoignages des dirigeants d'organismes publics qui sont sous la compétence de la commission. Depuis les dernières semaines, des irrégularités dans l'application de certaines règles de gouvernance ont été portées à notre attention.»

Très bien, me suis-je dit, nous allons enfin savoir quel était ce coup monté, pourquoi l’UPAC voulait intimider le député Ouellette et quelles étaient ces irrégularités qui avaient été portées à son attention. M. Ouellette avait une tribune exceptionnelle pour s’exprimer. Une tribune qui lui permettait de donner tous les faits concernant cette intimidation et ces irrégularités dont il parlait, de nommer des noms, de donner des dates, de présenter des informations probantes, sans crainte d’être ensuite poursuivi en libelle car il jouissait de l’immunité parlementaire. J’ai vite déchanté et c’est à ce moment-là que mon opinion sur toute cette «affaire» a brutalement changé car, comme bien des gens, j’avais d’abord réagi avec mes émotions, outré que la police arrête un député sans même le nommer et sans dire pourquoi. Mais quand M. Ouellette a poursuivi la lecture de son discours, il a perdu pour moi toute crédibilité.

M. Ouellette a multiplié les lieux communs, se vantant d’être «un ardent défenseur de la justice sociale, des valeurs démocratiques, de la liberté d’expression et de la vérité», mais sans donner aucun fait appuyant ses allégations d’intimidation, de coup monté et d’irrégularités. S’il ne le faisait pas alors qu’il en avait la possibilité, c’est qu’il n’avait pas l’ombre d’une preuve pour soutenir ses graves allégations à l’endroit de l’UPAC. Deux heures plus tard, les dirigeants de l’UPAC, eux, donnaient le maximum d’informations qu’ils pouvaient donner aux journalistes dans le cours d’une enquête, tout en protégeant cette enquête. Ils nous apprenaient que toute leur opération avait été faite conjointement avec d’autres corps de police, avec le DPCP et en suivant l’autorisation des juges. Par prudence, ils auraient pu s’en tenir à la lecture de communiqués. Mais non, ils ont répondu sans hésiter aux questions des journalistes.

Les détracteurs de l’UPAC, dont M. Ouellette, des députés et des commentateurs, répètent depuis des mois que le commissaire Robert Lafrenière a sciemment intimidé les parlementaires en procédant à l’arrestation de l’ancienne vice-première ministre Nathalie Normandeau le jour du dépôt du budget, et peu de temps avant le renouvellement du mandat du commissaire. Ce faisant, selon cette autre trame narrative, M. Lafrenière forçait la main aux parlementaires, car il aurait été bien mal venu de refuser de le reconduire à la tête de l’UPAC, le gouvernement libéral risquant alors d’être soupçonné de l’écarter parce qu’il avait arrêté une ancienne ministre libérale. Cette énième théorie du complot, complètement tarabiscotée, s’est effritée comme un biscuit soda dans une soupe aux pois lors de la conférence de presse. M. Lafrenière a expliqué que, selon la procédure normale, le dossier d’enquête avait été soumis au DPCP avant l’arrestation de Mme Normandeau. Une fois que le DPCP avait décidé qu’il y avait matière à accusation, l’UPAC devait procéder avec diligence, car si le temps tardait, il y avait un risque de fuite et de torpiller l’opération. C’est par pure coïncidence que l’arrestation s’est déroulée le jour du budget. Eh oui, les coïncidences existent dans ce monde, mais les partisans des théories du complot n’y croient pas. Quoi qu’il en soit, si c’est cela «l’ingérence politique», «l’intimidation» et les «coups montés», les Québécois peuvent se rassurer : malgré tous les travers de leur société, ils vivent encore dans un État de droit.




[2] Le syndicat de l’information de Transcontinental c Le Groupe des journaux, Québec et Ontario, Tribunal d’arbitrage, 3 avril 2014.
[3] Institut de la confiance dans les organisations, Vers une société créatrice de confiance,  Mémoire présenté à la Commission d’enquête sur l’octroi et la gestion des contrats publics dans l’industrie de la construction, juillet 2014; https://www.ceic.gouv.qc.ca/fileadmin/Fichiers_client/centre_documentaire/Memoire_Vers_une_societe_creatrice_de_confiance.pdf
[4] Témoignage de Jacques Duchesneau, CEIC, 13 juin 2012, p. 145 ; pièce 5P-82.
[5] Témoignage d’Annie Trudel, CEIC, 18 juin 2012, p. 11.
[6] Témoignage d’Annie Trudel, CEIC, 18 juin 2012, p. 154.
[7] Témoignage de Martin Morin, CEIC, 19 juin 2012, p. 33.
[8] La Presse, 20 juin 2012, «Des spécialistes des extras à commission».
 [10] Témoignage de Violette Trépanier, CEIC, 25 juin 2014, p. 26-27.
[11] Extrait d’un verbatim approximatif de la conférence de presse de l’UPAC du mardi 31 octobre 2017.